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La poésie 2.0 contre le patriarcat

Par
Cha Toublanc
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Les poète.sses féministes dépoussièrent et popularisent un genre littéraire longtemps jugé élitiste en créant de nouvelles formes d’écritures et de diffusion. Des publications carrées aux vidéos d’Instagram en passant par le podcast : tour d’horizon d’un art très politique.

« Je transporte des explosifs, on les appelle des mots ». Par une froide nuit d’hiver, en plein confinement, mon équipe de colleureuses plaquaient, par des coups de pinceaux vengeurs, ce vers de la poétesse et militante lesbienne Jan Clausen, sur les murs du très bourgeois 6ème arrondissement. Ici même, quelques semaines plutôt, un homme d’un âge avancé nous avait agressé pour avoir affiché : “La mysoginoire est une violence patriarcale” en face de son domicile. Notre collage/droit de réponse est aussi le titre d’une anthologie de poétesses étasuniennes, parue en janvier 2020 aux éditions Cambouris. Longtemps invisibilisés dans l’histoire de la littérature, les ouvrages d’autrices de poèmes pullulent aujourd’hui dans les librairies.

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« Dans un contexte de post #MeToo, des voix surgissent et la poésie y répond car c’est une forme de prise de parole impactante et donc efficace », explique Gorge Bataille (aka Elodie Petit). L’auteurice à la plume torride et engagée de Fiévreuse plébéienne a trouvé sur Instagram une nouvelle manière de « rendre sexy et glamour la poésie ». « J’ai beaucoup fait de fanzine, qui est un modèle qui rayonne dans un petit microcosme. Le livre m’a ensuite permis de toucher plus large, mais Instagram, c’est vertigineux : ça ouvre un espace intersidéral, qui dépasse les frontières. »

En publication carré, dans de courtes vidéos pour TikTok ou Instagram ou encore en podcast, la poésie longtemps perçu comme élitiste et soporifique trouve un public nouveau.

« Lorsque j’ai commencé ma pratique, j’ai très vite voulu que ma poésie soit accessible, qu’elle ne touche pas exclusivement les personnes lettrées mais aussi les jeunes générations », explique Selim-a Attallah Chettaoui, poéte.sse tunisien.nne. Iel a publié, cette année, son premier recueil Des odeurs de bretzel, de barbecue et de weed après s’être fait connaître sur Instagram. « Publier sur réseau social permet de désacraliser la littérature et de toucher un autre audience que celle qui lit habituellement de la poésie », abonde Mme de V, ou Stéphanie Vovor dans la vraie vie. Elle est la créatrice du compte Instagram @Poetesses.gang sur lequel, depuis mars, une trentaine de femmes et personnes non-binaires publient leurs textes après les avoir mis en image ou en vidéo.

« La bouche chargée de gloss je suis venue brûler la ville / Un jour, le vieux monde, On dansera sur sa tombe »

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L’autrice et performeuse a commencé, seule, à publier ses poèmes sur Instagram en réaction à ses professeur.es et camarades de son master de création littéraire qui considèrent le fait d’avoir un compte sur les réseaux sociaux comme « vulgaire ». « Pour elleux, j’étais ultra-téléréalité. J’ai donc décidé de m’engouffrer là-dedans. Je me suis dit que c’était important d’investir les réseaux sociaux pour créer des contre-récits. Je me suis dit : puisqu’on n’entend pas ma voix dans les espaces institutionnels, s’il y a une personne qui likera ce que je dis, ce sera déjà une écoute supérieure à celle que j’ai aujourd’hui. »

Son job alimentaire de standardiste, l’odeur du goudron qui « schlingue », les poupées Bratz de son enfance, la violence patriarcale qu’on découvre à l’adolescence, la fureur face aux informations télévisés… Mme de V écrit sur ce qu’elle vit, sur ce qui l’a fait rager. Avec urgence, toujours. Et des mots d’argot, souvent. En mars dernier, la militante afro-feministe publie un long texte exaltant la révolte avec pour fond enflammé une image de @Tulyppe, un photographe de l’agence Encrage engagé dans la couverture des mouvements sociaux.

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« Il s’agit de créer une esthétique sur des thématiques qui sont les nôtres, de ne pas reprendre celles des dominants mais de créer des contre-images », souligne-t-elle en citant Rester barbare, de Louisa Yousfi. « Moi je veux parler politique, manif, de ce qui se passe dans la rue en suscitant le désir et en montrant le réel. L’extrême droite arrive à trouver des formes qui la rendent alléchante la politique sur les réseaux sociaux parce qu’ils ont des youtubeurs hyper suivis. Mais le pendant à l’extrême gauche n’existe pas du tout. Il faut créer nos propres esthétiques de la révolution. »

« Il faut rester Barbare et maudire 1789 où les seuls hommes blancs se sont érigés en être libres et égaux » [Sara Mychkine]

Sur Instagram, les poèmes qui fonctionnent le mieux sont engagés, intimes et emprunts d’oralité. Ils célèbrent le droit à la différence, à la colère, à aller mieux. « La poésie n’est pas faite pour parler de concept hors du temps comme le faisait Baudelaire par exemple. Être militant fait partie du boulot », affirme Sara Mychkine, le regard ferme souligné d’un long trait de liner. Grâce à sa notoriété sur Instagram, elle a pu publier son premier recueil L’éthé en juin 2022. Dans ses vers, elle « erre sur les routes de nos mères » et affirme que « nos exils ont des racines ». « La culture c’est avant tout un récit national. Lorsqu’on est une personne non blanche née en France, on grandit en se voyant représenté nulle part, on se demande où sont nos récits. En racontant nos vécus, en participant à ce récit, on fait péter l’édifice. »

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« Les vers ont un pouvoir politique car ils marquent l’imaginaire. Avec une image, tu peux décrire une sensation que tu aurais mis mille phrases à expliquer. Cela permet de parler de sujet dur de manière sublime », explique Salim-a Attallah Chettaoui, avant d’ajouter, dans un éclat de rire : « Contrairement à une conversation, tu peux casser l’ambiance dans un poème ! »

L’auteur.ice affirme écrire depuis sa « position de personne non-binaire étrangère » . « Je cherche à dire aux gens de checker leurs privilèges, leur position. » Enragé.e contre toutes les formes de domination, iel commence à écrire des textes en rapport avec le politique durant les attentats de 2015. Ces derniers mois, de nouveau, iel écrit sur l’actualité. « C’était comme une nécessité. » Sur la plateforme Poetesses.gang, Salim-a Attallah Chettaoui publie des textes sur l’expérience de la migration. D’autres auteurices y parlent d’anxiété sociale, de sexe, d’habiter un corps de femme, de la sueur d’une foule qui danse…

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« Au début du compte, on a beaucoup écrit sur la zone grise du consentement ou d’autres sujets féministes qu’on ne trouvait pas assez abordés ailleurs », se souvient Mme de V. « Aujourd’hui, chacune produit des textes pour montrer sa singularité. » En mai dernier, elle publie un poème sur les fantasmes racistes projetés sur Saartjie Baartman, « la Vénus Hottentote », une esclave originaire d’Afrique austral exhibée en France et Angleterre au début du 19ème. « Je ne sais pas si je l’aurais publié sans ce compte. Je trouvais que c’était intéressant d’amener cette réflexion ici. »

Sans cette page, Zoé Besmond de Senneville, poétesse et comédienne, n’aurait sans doute pas non plus eu le courage de publier un texte sur son non-désir de maternité lié à sa perte d’audition. « Je me suis sentie soutenue, ça m’a permis d’aborder cette question », confie celle qui écrit dans un autre poème : « J’écris pour ma mémoire, pour la mémoire de ma mère et de ma grand-mère et toutes mes arrières (…) ,et toutes les femmes en moi à qui on a dit chut-tiens-toi-ne ressens-pas-sois-belle-fais-des-enfants-ma-chérie. »

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Construire de nouveaux imaginaires pour rendre possible les existences, sur son compte personnel, Gorge Bataille le fait aussi. Dans des graphismes léchés, elle crée un « paysage gouine peuplé de figures féminines puissantes ». Bebe et Johnny de Dirty Dancing y vivent une romance lesbienne et au banquet de Platon, des transpédégouine philosophent sur « l’amoure ».

« La langue bâtarde est le fruit névrosé de l’accouplement d’une langue littéraire ténue avec un langage de rue, un argot rural, une langue de trottoir, un dialogue vide de repas de famille » [Gorge Bataille]

« L’amoure » mais aussi « lae pubis » ou « maon index » : Gorge Bataille féminise et débinarise les mots qu’il écrit. Sa langue « bâtarde » est démasculinisée et désacralisée. « C’est une langue qui vient des milieux populaires, qui se souvient d’où elle vient et qui n’en a pas honte », formule d’une voix douce celui qui confie avoir connu une « violence de classe permanente » lors de ses études aux Beaux-Arts. « La poésie telle qu’on l’apprend à l’école et telle que la majorité des gens la conçoivent encore aujourd’hui, c’est une langue hyper compliquée, qu’on ne parle pas et qui est donc déjà morte. »

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« Je veux faire entendre une langue que je parle, et que de nombreuses personnes en France et dans mon pays, parlent au quotidien », affirme également Selim-a Attallah Chettaoui. Dans ses textes, iel mélange mots français et tunisiens. « Créoliser la langue est un vrai projet politique. En Tunisie, beaucoup de gens se forcent à utiliser le français alors qu’ils le parlent mal car c’est bien vu. C’est intéressant de faire le contraire et forcer les gens à entendre une autre langue. »

« Habiter sa double culture, c’est péter le récit national », abonde Sara Mychkine qui titre certains de ses poèmes par des mots en tunisien. Enfant, son père a refusé de lui apprendre sa langue. Aujourd’hui, elle se la réapproprie. « L’assignation raciale est aussi une assignation de classe. Ecrire avec un langage « populaire », c’est une manière de montrer que cette langue est légitime. Si tu déranges la langue, tu déranges le récit national, tu déranges l’organisation de la société. La langue crée une nouvelle réalité. L’état l’a bien compris en nommant les manifestants des casseurs. » Ou aujourd’hui, en appelant les révoltes des quartiers des « émeutes ». »

« Mon corps doit rester derrière les lignes de pouvoir » [Selim-a Attallah Chettaoui]

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Instagram et TikTok permettent à Sara Mychkine de ne pas se limiter à l’écrit et de montrer ses différentes pratiques artistiques. « Quand on est une femme, le corps ne doit pas se montrer, il doit être détaché de toute sensualité, sinon notre parole perd de la valeur, elle est jugée comme pas sérieuse. » Sans se soucier des qu’en-dira-t-on, elle danse sur ses poèmes devant la caméra de son téléphone. « En France, on a tendance à détacher le corps de l’esprit et l’écrit de l’oral. Je veux rompre cette hiérarchisation entre les deux. » Si les textes de la jeune autrice sonnent comme des visions, les filtres qu’elle accumule dans ses vidéos les font définitivement « faire sortir de la réalité ». L’art virtuel au service de l’art littéraire.

Sur TikTok, les vidéos d’adolescent.e.s déclamant devant leur écran leurs textes ou filmant leurs cahiers de brouillons griffonnés de vers cumulent parfois plusieurs centaines de milliers de vues. Au début du projet du Poete.sse gang, les auteurices souhaitent « affronter ensemble » cette application qui n’est pas de leur génération. Avant d’y renoncer. « On aimerait faire des vidéos collectives mais cela demande des moyens, du temps et de l’organisation », déplore Mme V. Le groupe se contente pour le moment de poster des audios accompagnés de transcriptions qui s’animent et disparaissent au rythme de l’oralité. Selim-a Attallah Chettaoui trouve son compte dans ce format. Alors qu’iel a commencé par poster de très courts textes inscrits sur des post-it, iel se plaît aujourd’hui à écrire des poèmes-fleuves. La vidéo lui permet de sortir du format carré, de s’adapter à son texte.

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Toustes les poète.sses rencontrées pour cet article sont également des performeur.euses. Ielles sont habituées à déclamer leurs textes dans les scènes ouvertes, les festivals et soirées parisiennes. Pourtant, peu de ces prestations se retrouvent sur les réseaux sociaux. Par manque de dispositif de captation suffisant mais surtout par peur de ne pas faire assez « professionnelle ».

C’est une des raisons d’existence du podcast « Mange tes mots » qui réunit chaque mois les voix de nombreuxses poète.sses ayant répondu à un appel à texte. « Le matériel voix est dépourvu de moyens techniques. On accepte souvent des participations de gens qui enregistrent avec leur téléphone », soutient Margot Ferrera aka Galatée, l’hôtesse du podcast. « On peut aussi faire participer des personnes qui ne sont pas à Paris et qui n’ont pas forcément les moyens, ou la possibilité de transport, de venir montrer ses textes. » Leur but ? « Aider les petites qui viennent » c’est-à-dire celles « qui ont besoin d’entendre une parole à un moment, ou qui ont besoin de se nourrir, ou qui ont envie d’écrire et qui n’osent peut-être pas. » Et montrer que la poésie peut se vivre avec le corps qui frissonne et les mots de tous les jours.

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