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La petite histoire du camion à pizza marseillais

Attention : cet article donne TRÈS faim.

Par
Adéola Desnoyers
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Depuis plus de 50 ans, les camions à pizz’ dominent le paysage de la Street Food phocéenne : lieux de restauration et de socialisation, fierté régionale et symbole de diversité, ils ont su se créer une place toute particulière dans le cœur des Marseillais. Alors, base crème ou sauce tomate ?

On peut difficilement le rater, le camion de JD. Il aurait presque des allures de phare en pleine tempête, en ce soir de match : jaune poussin, orgueilleusement planté au milieu du boulevard Chave, le groupe électrogène ronronnant sur le trottoir et les pizzas brûlantes sortant du four. Déjà, les piles de cartons atterrissent entre les mains des clients, pressés de trouver un coin de table ou de zinc avant le coup d’envoi du OM-LAZIO. « Il y a toujours plus de monde quand ça joue », constate un fidèle après avoir passé sa commande. Pour lui, ce sera la « P’tain de qué bonne », une des spécialités du camion : crème fraîche, figatelli, chèvre, oignon et miel… « On ne la trouve que chez Jean-Denis celle-là », lance-t-il satisfait, en récupérant son butin.

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Sur le parvis de l’église Notre-Dame-du-Mont, c’est le même ballet gourmand : une petite troupe de soiffards affamés s’est formée devant la camionnette de Papa, chacun repartant avec une généreuse part huileuse et fumante, enveloppée d’un carré d’essuie-tout. Sous la lumière crépusculaire de ce début de novembre, au milieu des supporters, le néon vacillant du pizzaïolo massaliote réconforte et sa pâte rassasie.

Pizza Connexion

52 : c’est le nombre officiel de marchands ambulants qui régalent quotidiennement les Marseillais, de l’église des Réformés aux plages du Prado. Avec ou sans sauce tomate, à l’emmental ou à la mozza, pâte fine ou épaisse, les pizze surgissent à chaque coin de rue, pour apaiser la faim du travailleur pressé, du touriste en goguette ou du fêtard imbibé. Et si les camions – ou food trucks pour les plus bilingues d’entre nous – ont fleuri aux six coins l’hexagone, c’est à Marseille qu’ils règnent en maîtres. Paraît-il même que la première camionnette à pizza y est née.

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Francis Sposito est bien placé pour le savoir, le président honoraire de la Fédération Nationale des Artisans Pizza en Camion Magasin (FNAPCM) en connaît un rayon sur la question. La success story partirait d’un certain Jacques Méritan, dit Jeannot le Pizzaïolo. « Ce monsieur était steward sur les bateaux qui traversaient la Méditerranée. En voyant qu’il existait des camions-épiceries en Espagne ou en Italie, il eut l’idée de faire la même chose en rentrant en France, mais avec des pizzas ! » En 1962, le steward bricole un four à bois embarqué sur une remorque – le tout tracté par une camionnette Peugeot – qu’il balade d’un bout à l’autre de la ville, jusqu’aux pieds des immeubles les plus éloignés du centre. « Au début, les gens étaient surpris et se demandaient même si ce n’était pas une machine à goudronner, mais son idée farfelue a fini par attirer les curieux ».

« Aujourd’hui il existe 250 emplacements en rotation, avec un numerus clausus à 52 camions et pas un de plus, tous soumis à des contrôles d’hygiènes et de sécurité. »

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Très vite, les trottoirs de Marseille sont envahis de vendeurs ambulants flairant le bon plan. Dans les années 70, la cité en comptabilisait 225, prêts à dégainer des pizze 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. « C’était la ruée vers l’or, chacun voulait son camion et pensait pouvoir y faire fortune, d’autant plus que tout se faisait plus ou moins au black », se souvient le président de la fédération. À cette époque, la guerre des camions fait rage et les marchands clandestins dictent leur loi, parfois avec un coup de main de la mafia… Pour sa part, Francis Sposito a lancé son activité en 1967, peu de temps avant que la profession ne soit réglementée, d’abord par le syndicat, puis par la mairie. « Aujourd’hui il existe 250 emplacements en rotation, avec un numerus clausus à 52 camions et pas un de plus, tous soumis à des contrôles d’hygiènes et de sécurité. »

Depuis ces temps révolus de l’Eldorado aux pizzaïolos, la profession s’est assainie sans pour autant avoir perdu de son attractivité. Souvent, enfants, cousins ou neveux reprennent les rênes de ces entreprises sur roues que les ainés préfèrent garder dans le giron familial. « J’ai grandi avec ce camion, ça m’a paru normal de reprendre l’affaire », explique Marion, en refermant un carton. Fille de l’emblématique Charly de la place Sébastopol, la jeune femme envoie aujourd’hui les pizzas avec son mari. Mais que les habitués se rassurent, « c’est toujours Charly qui tient la maison. » Car à Marseille, le mangeur de pizz’ reste souvent fidèle à son dealer de pâte garnie.

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« Ici, la pizza c’est presque comme une religion »

Difficile pour les habitants de tromper leur camion : dans la petite file de clients qui patientent devant chez JD, certains viennent se ravitailler ici depuis plus de 20 ans. « Je viens là depuis que je suis née », affirme Laura, en jetant un coup d’œil à la vitre qui la sépare des triangles empilés. « Ici, la pizza, c’est presque comme une religion. On a tous notre camion préféré et on a du mal à en changer. » Pour le patron Jean-Denis Martinez (alias JD) il n’y a pas vraiment de secret. « C’est avant tout une histoire de qualité, on ne peut pas jouer avec les produits. Un pizzaïolo respectueux de son métier finit toujours par trouver ses habitués. » À sa carte, au milieu des classiques de rigueur, quelques folies sorties de son imaginaire ont également fait la renommée du camion, comme la « Viking » – sorte de pizzadwich constitué de plusieurs parts enroulées les unes autour des autres – ou la « 7 fromages », dont on devine l’aspect décadent rien qu’à l’appellation.

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Car si la pizz’ se doit d’être bonne, elle doit également cocher un point essentiel du cahier des charges : rassasier les appétits les plus voraces, sans trouer le portefeuille. Avec un prix variant entre 1,50 et 3 euros pour les morceaux les plus coûteux, la pizza ambulante a su rester démocratique, là ou celle des restaurants s’affiche généralement entière et un poil plus snobinarde. « C’est un plat qui est apprécié de tous et abordable pour tous, toutes les couches de la société se rencontrent au camion », constate Francis Sposito.

« On a créé un lieu de vie, qui égaie la place, même s’il nous arrive parfois d’avoir affaire à quelques fadas »

Marseille est populaire et ne s’en cache pas, tout comme son patrimoine culinaire. « J’ai tenu mon camion pendant 27 ans et ses abords ressemblaient souvent au café du commerce. Les gens venaient y manger mais aussi parler et se mélanger. » Plus que des cantines, les camionnettes de la ville sont des lieux de convivialité où les habitués connaissent le nom du proprio, parfois ceux des clients juste devant. Pour le patron de Chez Papa, c’est une fierté de faire partie du quartier. « On a créé un lieu de vie, qui égaie la place, même s’il nous arrive parfois d’avoir affaire à quelques fadas », Cours Julien oblige.

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Tournée vers le quotidien, l’urgence, le soleil et la mer, la pizza ambulante a pris des airs de monument phocéen. Au lieu de demander à un natif où manger la meilleure bouillabaisse, demandez-lui plutôt où se trouve son camion à pizz’, tout le monde aura une adresse à partager. Au point de se demander : Marseille serait-elle vraiment Marseille sans ses belles camionnettes ? Vert, jaune, aux couleurs de l’Olympique ou du drapeau italien, chacun de ces « tubes » ont une histoire à raconter. Amoureux des pizze – comme tout Marseillais qui se respecte – le journaliste culinaire Ézéchiel Zérah s’est même mis en tête de répertorier la totalité des pizzaïolos sur Instagram, dans un projet intitulé « The Camion Pizza Project ». Pendant un an, il s’est attelé à la lourde tâche de tous les rencontrer et de toujours goûter une part au fromage, souvent pour le meilleur, parfois pour le pire.

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Tomates sudistes, Figatelli et pili-pili

Si elle a débarquée à la fin du XIXe siècle, dans le sillage des travailleurs italiens de la baie de Naples, la pizza phocéenne n’est plus tout à fait napolitaine : témoin des différentes vagues d’immigration qui ont façonné la ville, elle a su s’adapter à la diversité des palais.

D’abord à celui de l’arrière-pays provençal, à qui l’on doit la fameuse « moitié-moitié », mi-anchois, mi-emmental (sur une base tomate et gare à celui qui switcherait pour de la mozza !). Mais aussi à celui des insulaires, avec la Figatelli-Brousse, qui nous rappellera toujours que Marseille reste la capitale des Corses. Depuis la pizza arménienne – à la viande hachée et aux airs de Lahmacun – est venue s’ajouter à la liste des spécialités, de même que la pizza Kebab et sa sauce blanche. À certaines adresses, vous pourrez aussi demander du « pili-pili », un terme détourné du piri-piri portugais, condiment à base d’huile d’olive dans laquelle on aura fait mariner du thym, du romarin et des petits piments rouges. « Ce met a évolué grâce aux différentes générations qui ont posé leurs bagages ici. Chaque communauté y a mis un peu d’elle-même. Chacun à sa sauce, c’est la richesse de la pizza à Marseille », note Francis Sposito.

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23 heures sur la place Notre-Dame-du-Mont, l’effervescence est retombée. Assis en terrasse sous la lumière verdâtre des écrans plats, les spectateurs du match nul finissent leurs bières et ravalent leur déception. Mais l’appétit – que la Lazio Rome n’aura pas vaincu – pousse quelques retardataires à tenter leur chance chez Papa et bouloter les dernières parts qui les attendent près du four. En débriefant les jeux de Payet et Saliba, chacun prend le temps d’engloutir son morceau au cul du camion, les uns s’émerveillant du but de premier et les autres s’insurgeant du contre malheureux du second. Aux supporters rassasiés les mots de la fin : « On a pris un coup derrière la tête, mais au moins, il nous restera toujours la pizza de Papa ! » Paroles de Marseillais.

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