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La petite histoire des raves

De « Rave Age » à maintenant.

Par
Antonin Gratien
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« Pour sûr, ça manque à en crever », confie Thomas. Oiseau de nuit du genre gros caissons gros BPM, cet étudiant de 24 ans souffre amèrement de la mise sous cloche de la fête. « Il nous reste quoi ? Des apéros dans un 18m², une virée dans le bois jusqu’à 19h max. Pour faire la teuf en grand, que dalle ». Ou presque.

« Dans les marches lyonnaises contre la Loi sécurité globale, il y avait parfois deux trois chars techno incrustés dans le cortège, on a sauté sur l’occasion »

En deuil des free parties et virées en boîte qu’ils chérissaient tant, Thomas et « sa meute » avaient trouvé un étonnant pis-aller, début 2021, pour danser à nouveau, sans (trop) risquer d’amende et tous ensemble, sur de la hardtek : infiltrer des manifestations. « Dans les marches lyonnaises contre la Loi sécurité globale, il y avait parfois deux trois chars techno incrustés dans le cortège, on a sauté sur l’occasion », raconte-il.

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Un moyen d’exprimer son mécontentement, tout en renouant avec les délices de la nuit. « La transe collective, les danses frénétiques, le son à faire péter nos tympans… », égrène ce fêtard apatride. Thomas a participé à une poignée de rassemblements protesto-techno, qui ont eu lieu un peu partout dans les grandes villes de France, entre janvier et mars derniers. Toujours ça de pris sur « l’ambiance cafardeuse » des derniers mois. Et puis, glisse-t-il, « ce genre d’improvisations pour teufer malgré des mesures politiques répressives , c’est l’ADN même du mouvement rave ». Vraiment ?

Remontons la bobine.

La rave, doigt d’honneur contre le tatchérisme

Dans le Royaume-Uni policé de Margaret Thatcher, une jeunesse fiévreuse s’ennuie ferme. Il y a bien les sorties dans les pubs, deux trois virées en scouts… Des matchs de foot , évidemment. Et aussi quelques incursions en boîte. Mais même ça, on le leur arrache. Fin 80’s, le gouvernement de la Dame de Fer ordonne la fermeture de toutes les discothèques à 2h du matin.

« Fuck That Bloody Woman », se soufflent nos ados en soif de pulsations. Les plus dégourdis d’entre eux décident de monter un système D, et envahissent des lieux improbables pour contourner cette loi muselière. Docks en ruine près de la Tamise, vestige d’une base américaine, warehouses abandonnées lors de la crise industrielle… Tout est bon, du moment que la police ne vient pas y fourrer son nez.

On sue, on drague, on tape. De l’ecstasy, essentiellement. Tout ça dans une brume artificielle à couper au couteau et jusqu’à l’aube, of course.

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Les crews organisateurs déboulent. Ils installent plusieurs kilos de son, des jeux de lumière, et même quelques décos. De quoi réenchanter ces lieux délabrés pas franchement party friendly. La nuit tombée, des enceintes crachent une acid house toute droite venue de Chicago. On sue, on drague, on tape. De l’ecstasy, essentiellement. Tout ça dans une brume artificielle à couper au couteau et jusqu’à l’aube, of course.

À l’été 1989, pour la première fois, ces soirées bricolées sont appelées « raves » (« délirer » ou « s’extasier », en français) par les médias britanniques. Elles hérissent le poil des politiques, exaspèrent les policiers, scandalisent les bonnes familles. Et séduisent un public adolescent en quête d’exutoire.

Développement en fanfare, et répression massive

Ces « raves » font tâche d’huile sur le vieux continent et deviennent un phénomène underground, notamment à Ibiza, en Italie, en Allemagne et, quoique avec un peu de retard, en France.

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Les endroits dans lesquels ont lieu les soirées, en campagne ou à la périphérie des villes, sont annoncés à la dernière minute. Grâce au bouche-à-oreille, quelques tracts et des annonces sur plusieurs « radios libres ». La première « grande » rave hexagonale se déroule en 1990, au cœur du fort de Champigny, dans le Val de Marne. Et ce grâce à un collectif pionnier : Rave Age.

Historique, l’évènement réunit près de 2000 personnes. Et pave la voie à une multitude d’autres nuits sans lendemain. Assez vite, la presse fait des manchettes sur ces rassemblements sauvages, en les présentant comme de véritables supermarchés de la drogue. Dès 1993, l’Humanité qualifie les chansons qui y passent comme de la « musique composée sous ecstasy et LSD (…) qui exige que celui qui l’écoute soit sous l’emprise des mêmes drogues ».

L’opinion publique s’inquiète de voir ses enfants se livrer à ce qu’ils supposent être des débauches débridées. Et, sur toutes les bouches, une question affleure : « que font les autorités ? ». Eh bien, elles s’activent. En 1995, la direction générale de la police nationale (DGPN) émet une circulaire baptisée « Les soirées raves : des situations à hauts risques » où ces fêtes sont présentées comme des « point de vente ou d’usage de stupéfiants ». Envoyé aux préfets, le document listes les différentes opérations de maintien de l’ordre autorisées lors des soirées.

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Une grande vague de répression s’ensuit, et des crews français majeurs, tel que le mythologique Heretik voient leurs soirées stoppées manu militari par des hordes de policiers au motif de « tapage nocturne ». Leurs vinyles sont saisis, la foule est dispersée au lacrymo, et certains organisateurs soutiennent avoir été copieusement tabassés.

En 1998, les ministères de la Défense, de l’Intérieur et de la Culture signent une seconde circulaire qui, cette fois, établit une distinction entre les « rave parties » – des manifestations payantes signalées aux services administratifs – et les « free parties », quant à elles clandestines. D’une part les raves jugées « commerciales » par les puristes fleurissent sans encombre. De l’autre, la scène illégale se radicalise grâce à la formation de dizaines de « sound systems », soit des groupes bénévoles spécialisés dans l’organisation de fêtes libres.

Le coup de grâce Mariani ?

Teufeurs et autorités continuent de jouer au chat et à la souris, mais en 2001, c’est l’uppercut. Cette année-là, le Parlement adopte un paquet législatif dans lequel se trouve « l’amendement Mariani ». Jugé « scélérat » par la communauté techno, celui-ci contraint les organisateurs à déclarer préalablement tout évènement festif aux préfets qui pourront, ou non, donner leur feu vert.

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« C’est une mesure qui relève de la politisation des mesures vis-à-vis du mouvement rave », m’explique Loïc Lafargue de Grangeneuve, directeur d’études au rectorat de Nantes et auteur de L’État face aux rave-parties: Les enjeux politiques du mouvement techno. « Autrefois l’action gouvernementale était surtout répressive, avec cet amendement Sarkozy (qui était alors ministre de l’Intérieur, ndlr) a opéré un coup politique en affirmant qu’il allait mener des actions policières tout en contrôlant le mouvement par l’encadrement des rassemblements technos ».

Les crews enragent de ne jamais obtenir d’autorisation pour leurs soirées. Mais des « technivals », dont l’âge d’or se situe entre 1999 et 2001, continuent d’émerger dans l’Hexagone. Ces évènements, qui ont accueilli jusqu’à 70 000 personnes pour le Free Open Festival de 2003, sont parfois co-organisés avec les autorités. « De manière inédite, teufeurs et ministère de l’Intérieur travaillaient, pour ainsi dire, main dans la main », commente Loïc Lafargue de Grangeneuve.

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Sur ces festivals, qu’ils soient légaux ou non, un quotidien alternatif, hédoniste et anticonformiste prend forme selon des principes d’autogestion horizontaux. Souvent décrites comme « utopiques », ces expériences communautaires marquent les esprits, mais ne perdurent pas. « Peu à peu, la tendance s’est essoufflée. Si bien que, de 2007 à aujourd’hui, il y a eu très peu d’évènements techno majeurs », souligne le chercheur.

« Rien n’arrête un peuple qui danse »

Loïc Lafargue de Grangeneuve relève néanmoins une « résistance frappante » du mouvement, dans la situation sanitaire actuelle. Il y a eu la rave party de Lieuron bien sûr, qui avait réuni quelques 2500 personnes au dernier Nouvel An. Mais aussi plusieurs rassemblements plus réduits, comme celui du 1er mai dans les Côtes-d’Armor.

« Nos vies c’est réveil, zoom en bas de pyjama, Netflix puis dodo. On a quand même le droit d’attendre plus dans la vie, non ? »

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« Le ciel nous tomberait sur la tête que notre mouvement ne clamserait pas ! », martèle Fiona, une jeune cheffe de projet digital qui, visiblement, n’hésite pas à comparer les teufeurs aux irréductibles Gaulois. Elle participait, l’été dernier « à toutes les free parties du bois de Vincennes », en banlieue parisienne. Et entend remettre le couvert dès que possible.

« Nos vies c’est réveil, Zoom en bas de pyjama, Netflix puis dodo. On a quand même le droit d’attendre plus dans la vie, non ? », interroge-t-elle. « Depuis ses débuts, notre sous-culture est celle des renégats, des révoltés, de ceux qui ne se satisfont pas de ce qu’on leur propose. C’était vrai hier, ça l’est encore plus aujourd’hui ».

Dans une valse hallucinatoire, la tête fourrée près des sonos, Fiona avait l’habitude de célébrer l’instant présent en conjurant le souvenir de ses dates foireux et l’incertitude entourant le renouvellement de son CDD. L’imparfait est malheureusement de mise. En ce moment, « tout est mort niveau bamboche », déplore-t-elle. Mais cette exaltée n’en doute pas, la teuf renaîtra de ses cendres « comme elle l’a toujours fait ». Au nez et à la barbe des autorités, sans doute. Dans la pure tradition free party.

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