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La petite histoire des « murder ballads », une tradition sombre de la musique country
Il y a un sous-genre dans la musique folk et country qui me fascine depuis longtemps et c’est la murder ballad. D’abord touchée par la mélancolie et la tristesse qui se dégageaient de ces chansons, j’ai ensuite été surprise de constater à quel point cette tradition est ancienne. Puis, au fur et à mesure que mon féminisme s’est développé, j’ai été troublée de constater la récurrence d’histoires racontant des meurtres de femmes, et l’apparente banalisation de cette violence, comme si le propos de ces chansons avait été oublié au profit de leur forme et de leur popularité.
C’est en lisant cet excellent article de She Shreds Media que j’ai pu constater qu’il existait un mouvement de changement, présent depuis les années 50, où des artistes féminines se sont réapproprié la formule et sa narrativité pour sortir les femmes du rôle de victime impuissante ou passive auquel le genre les cloisonnait.
Ça donne des œuvres uniques, qui chavirent jusqu’aux tripes et qui mettent en évidence le problème global qu’est la banalisation de la violence envers les femmes.
Si ça vous dit, je vous invite à faire un petit voyage dans l’histoire, un peu calqué sur ma propre incursion dans cet univers.
Une histoire ancienne
Quand on parle de murder ballad, on parle d’abord d’une forme de récit, la ballade. En musique, une ballade, c’est tout simplement une histoire classique (début, milieu, fin) racont ée par le chant et soutenue par de la musique. Une murder ballad, c’est donc une chanson qui raconte une histoire particulière : l’histoire d’un meurtre macabre. La plupart du temps, il s’agit d’un crime qui s’est réellement produit et qui a retenu l’intérêt du public pendant une certaine période de temps.
L’histoire est racontée de diverses perspectives : des fois c’est du point de vue du meurtrier, des fois c’est du point de vue de la victime, des fois c’est une narration neutre.
Comme la plupart de ces récits se terminaient par la pendaison du meurtrier ou le bûcher pour la meurtrière, elles avaient aussi une fonction dissuasive en prévenant le public des conséquences graves de ce crime.
Les origines de la murder ballad remontent au Moyen Âge et ont racines dans plusieurs pays européens : Angleterre, Écosse, Irlande, Allemagne, pays scandinaves et France (en France, on appelle la forme d’origine « complainte criminelle », mais j’y reviendrai plus tard). C’est directement dérivé de la tradition orale, et c’était une façon de se souvenir d’évènements marquants. Mais comme la plupart de ces récits se terminaient par la pendaison du meurtrier ou le bûcher pour la meurtrière, elles avaient aussi une fonction dissuasive en prévenant le public des conséquences graves de ce crime.
Les colons européens ont apporté ces ballades avec eux en Amérique et, selon la région où ils se sont établis, ce type de chanson folklorique a pris racine et a évolué. De nouvelles murder ballads ont vu le jour, basées sur des meurtres commis sur place.
La particularité américaine
Cependant, des historiens ont remarqué que les murder ballads traditionnelles américaines racontaient principalement des meurtres réels et sordides de femmes. Souvent, les victimes étaient des femmes enceintes (soit hors mariage ou dans le cas d’une infidélité) dont le meurtrier voulait se débarrasser. Ou encore, des femmes qui refusaient les avances d’un homme et qui périssaient sous la main de ce dernier (ce qu’on a tendance à appeler un crime de passion).
Par exemple, la chanson Pearl Bryan (reprise et réinterprétée de multiples fois jusqu’à aujourd’hui) raconte l’histoire horrible d’une jeune femme de 22 ans, enceinte, assassinée et décapitée en Indiana en 1896 :
Une place dans le country
La murder ballad a été intégrée dans le développement de la musique country, notamment par des pionniers du genre comme la Famille Carter.
Un autre exemple est le groupe exclusivement féminin Coon Creek Girls et leur version de Pretty Polly (une chanson qui date de 1760 et qui est encore reprise aujourd’hui, notamment dans un épisode de House of Cards) :
Selon l’article de Karen Hogg dans She Shreds, c’est à partir des années 40 que les femmes du country on commencé à écrire des murder ballads originales, où les rôles ont été inversés ou encore pour raconter la réalité des femmes de l’époque. Elle cite en exemple Patsy Montana, la première femme à avoir vendu un million d’albums, et sa chanson I Didn’t Know the Gun Was Loaded, qui met en scène une femme fatale meurtrière. Certains diront que ce n’est pas nécessairement moralement supérieur que de simplement inverser les rôles, mais il faut surtout y voir un désir de reprendre le contrôle du récit, de sortir des stéréotypes, de prendre un rôle actif dans sa propre histoire.
Sainte Dolly
Dolly Parton est l’artiste qui a réellement réussi à rendre visible la perspective féminine à l’aide du format de murder ballad. Pour en savoir plus, je recommande fortement le podcast Dolly Parton’s America, où un épisode entier est consacré à son influence dans l’évolution de la murder ballad.
La nouvelle murder ballad
Le genre country évolue, et la murder ballad n’y fait pas exception. Ce qui caractérise la musique country, c’est notamment l’importance accordée à la tradition et donc aux reprises contemporaines de chansons traditionnelles. Combiné à la tendance instinctive des artistes à jouer avec les codes et les formats, ça donne des exemples aussi variés qu’uniques.
Hogg cite la chanson Goodbye Earl des Chicks (autrefois Dixie Chicks), qui raconte une histoire qui, non sans rappeler celle du film Thelma et Louise, met en vedette deux amies d’enfance qui s’unissent pour se débarrasser du mari violent de l’une d’entre elles.
Elle montre aussi en exemple la chanson The Body Electric du groupe louisianais Hurray for the Riff Raff. Alors que la chanson relève la banalisation de la violence envers les femmes dont s’est alourdi le genre, le vidéoclip vient pousser plus loin le propos de la chanson pour mettre en lumière les ravages de la violence envers les personnes trans et de minorités de genre.
AU QUÉBEC
J’ai aussi cherché dans le patrimoine musical québécois pour tenter d’y repérer la présence de ce genre de chanson traditionnelle. Comme je le mentionnais plus haut, les colons français ont apporté leurs complaintes criminelles en Amérique, et le format s’est intégré dans la chanson folklorique au Québec, en Acadie et dans les autres communautés francophones au Canada.
Toutefois, à quelques exceptions près, la complainte criminelle n’est pas beaucoup sortie du genre trad au Québec, même si on en retrouve quelques exemples dans les débuts du country québécois. Quelques artistes se sont amusés avec le genre, comme Paul Brunelle.
Je pense aussi à cette chanson de Gilles Vigneault, interprétée par Pauline Julien, sur l’histoire de La Corriveau :
Le groupe western psychédélique Les Revenants a pour sa part composé Ballade de meurtre, un titre qui parle de lui-même, et les Vulgaires Machins eux, ont épicé le genre avec leur chanson Triple meurtre et suicide raté.
Cependant, à la lumière de mes recherches (pas du tout exhaustives, précisons-le), je ne pense pas qu’on puisse parler d’une tendance aussi importante ici.
Je suis cependant vraiment curieuse et ouverte aux découvertes et je serais plus que ravie de devoir réviser ma conclusion!