« Des bottes UGG évoquant des pattes d’ours aux sandales Crocs en silicone pastel, ce que beaucoup nomment laid touche souvent à l’affect, au rire, au (ré)confort, au souvenir, qualités auxquelles on accorde une importance autre qu’à l’esthétique pure, habituellement dominante, et qui peuvent devenir un geste quasiment punk », écrit la journaliste mode Alice Pfeiffer dans Le goût du moche. Porter des Crocs, le nouveau punk ? Si la mule en plastique est aujourd’hui le symbole du kitsch, du beauf et du hype, elle ne portait à ses débuts aucun message contestataire.
PRATIQUE, FLEX ET HYGIÉNIQUE
C’est à Andrew Reddyhoff et Marie-Claude de Billy, deux ingénieurs québécois en chimie, que revient l’invention de la Crocs. En 2002, le binôme met au point le Croslite, une résine faite d’éthylène acétate de vinyle. Cette technologie exclusive offre plusieurs avantages pratiques et sanitaires : antibactériennes, anti-odeur et faciles à entretenir, elles sont également légères, résistantes et flottantes. Moins d’un an après leur inauguration dans un salon nautique, trois Américains sous le charme des sandales caoutchouteuses rachètent l’usine québécoise et le brevet qui va avec. Très vite, la Crocs est adoptée dans le milieu hospitalier, où le personnel peut se sentir à l’aise sans craindre les tâches de fluides corporels divers. Avec 73 000 paires vendues dès 2003, les sabots en plastique se propagent inévitablement en dehors des hôpitaux : on les retrouve aux pieds des gosses, sur les plages, au bord des piscines, dans les supermarchés, jardins, laveries – autant de lieux où il est tout aussi acceptable de se promener en tongs.
“En 2002, nous avons présenté au monde l’une des marques les plus uniques jamais vues : nous étions différents et cela mettait certaines personnes mal à l’aise”, se vante la marque sur son site. Aux dépens de la mode et des critères esthétiques, la firme a en effet préféré miser sur l’alliage du confort et du pratique, quitte à semer la discorde et diviser la population entre pro et anti Crocs. Unanimement considérées comme moches, les sandales comptent parmi les 50 pires inventions selon le Time, une lectrice de L’Express Style affirme que “[leur] port devrait être illégal” et le site ihatecrocs.com, “dédié à l’élimination des Crocs et de ceux qui pensent que leurs excuses pour les porter sont valables”, a fleuri sur la Toile en 2005. Les haters n’empêcheront pas 20 millions de paires de s’écouler en 2006, mais deux ans plus tard les Crocs deviennent brusquement ringardes et ne se vendent plus.
PANDÉMIE, LUXE ET GOÛT DU MOCHE
En 2016, le créateur anglais Christopher Kane invite les Crocs à la fashion week avec une collaboration inédite. Incrustées de marbre et de cristal, les sandales prennent alors le même chemin que d’autres avant elles, également décriées avant d’être reprises par le luxe, dont les Birkenstock, Teva et Ugg. D’autres collaborations marquantes des sabots au croco suivront, avec Balenciaga (en 2018, puis au printemps-été 2022 avec les Crocs à talon), la marque parisienne EgonLab et sa collection NFT, mais aussi des personnalités comme Post Malone, Justin Bieber et Bad Bunny, tous invités à repenser la simplicité et la flexibilité d’une paire aussi neutre que personnalisable.
Des plages et hôpitaux où elle a fait ses débuts, la Crocs accède désormais aux défilés et tapis rouges, avec plus ou moins d’ironie. Assumant pleinement le sabot de plastique aux couleurs franches, des popstars foulent le pavé avec, à l’instar de Rihanna, Bella Hadid ou Justin Bieber (encore) qui fit “bondir le cours de la Crocs” après un post Insta. “L’idée d’une célébrité portant des Crocs dans des situations particulières, comme sur le tapis rouge, par exemple, fait vraiment valeur de déclaration : c’est ironique, c’est amusant, les gens en parleront certainement”, détaille Colleen Hill, conservatrice des costumes et accessoires du musée du Fashion Institute of Technology à New York.
D’autant qu’en 2022, le moche dont on taxe la marque américaine depuis vingt ans est plus que jamais d’actualité. Entre le retour de l’esthétique des années 2000 et les trends TikTok, porter fièrement ce que la majorité considère comme laid se veut aussi radical que subversif. Le mauvais goût si longtemps reproché aux mules en plastique est devenu un moyen de se distinguer, et ferait changer d’avis les plus virulents de la ligue anti-Crocs. En témoigne l’avis Amazon de Heidi, ex-hater repentie : “Je vivais une vie négative et je méprisais profondément ces chaussures. Mais récemment, j’ai fait beaucoup de changements radicaux dans ma vie et ces chaussures m’ont aidée à voir la lumière. Elles m’ont aidée à voir la beauté du monde et m’ont donné la confiance nécessaire pour faire face à tous les obstacles que la vie pourrait jeter sur mon chemin”. La lumière se trouve peut-être au fond de mules à trous en silicone… jusqu’à ce qu’on décide de les détester à nouveau.