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La petite histoire de l’industrie menstruelle

En un siècle, les règles sont devenues l’objet d’un business plus que fructueux.

Par
Pauline Allione
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En 2023, une personne menstruée endigue son sang à l’aide d’une serviette, d’une culotte lavable ou le retient avec une cup ou un tampon. Elle peut suivre ses règles, ses périodes d’ovulation et les symptômes liés à son cycle sur une application. Elle peut utiliser des bijoux connectés pour collecter des données sur ses menstruations ou acheter des produits déodorant pour neutraliser les odeurs.

En un peu plus d’un siècle, des entreprises devenues multinationales ont fait fructifier un marché de masse autour des règles. Dans son ouvrage Une histoire des produits menstruels, publié aux éditions Divergences, la philosophe Jeanne Guien revient sur cette industrie lucrative. Des linges faits maison à la femtech, retour sur un business qui puise ses origines dans le sang menstruel.

Les premières serviettes jetables commercialisées voient le jour dans les années 1880, en Angleterre puis aux États-Unis. Jusque-là, on utilise des linges faits maison que l’on attache à l’aide d’une ceinture et d’épingles avant de les laver pour les réutiliser lors du prochain cycle (les culottes menstruelles de nos jours n’ont rien de nouveau). C’est dans les années 1920 que les serviettes deviennent un marché de masse, avec les Kotex de la Kimberly-Clark Corporation.

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Les industriels mettent l’accent sur la publicité, pour rendre désuets les linges réutilisables qui sont encore la norme et pousser leurs serviettes dans les caddies des consommatrices. « L’usage des linges menstruels était qualifié de “dangereux”, responsable “selon beaucoup d’autorités médicales de premier plan” de “60 % de beaucoup de maladies”. Il était méprisé, présenté comme obsolète : les serviettes jetables étaient comparées au téléphone, à la lumière électrique, à l’accès des femmes à l’université », rapporte Jeanne Guien.

Les serviettes adhésives arrivent en 1971 avec les Stayfree de J&J et sont rapidement suivies par leurs petites sœurs, les protège-slips. Non contents d’étendre la gamme de leurs produits, les entreprises tentent de rendre ces derniers indispensables. Selon les discours publicitaires, les protège-slips sont un rempart contre les pertes blanches et de nombreuses consommatrices ne les utilisent plus seulement pendant leurs règles, mais tout le mois. « Ce double discours permis à ces grandes marques de vendre des serviettes comme un produit d’usage quotidien, de s’affranchir de ce qui définit le marché menstruel : son caractère mensuel », souligne la philosophe.

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LA FEMME MODERNE, LIBÉRÉE ET DISCRÈTE

Les publicités ciblent les classes dominantes et associent les serviettes à l’image de la “femme moderne” : celle-ci est blanche, jeune, propre, étudie et fait de l’équitation ou du golf. Jusque dans les années 60, serviettes et tampons restent effectivement l’apanage d’une certaine classe sociale, majoritairement blanche, aisée et instruite.

Le marketing joue sur un autre tableau, devenu fondamental dans l’industrie menstruelle : la honte. Puisque les produits menstruels visent à absorber le sang, celui-ci devient sale, malodorant, tâchant. Cachez ce sang que l’on ne saurait voir, et discrètement s’il vous plaît ! Le packaging des serviettes ne mentionne jamais les règles et évite au maximum ce qui pourrait le rappeler, comme la couleur rouge. Les boites sont souvent bleues, et la marque J&J distribue même des “coupons d’achat silencieux” pour demander des Modess en pharmacie sans se couvrir de honte. Pour toucher leur cible, les publicités mettent le paquet sur des livrets et films éducatifs sur les règles, qui font toujours l’apologie de leurs produits. Produit en 1946, le dessin animé The Story of Menstruation et diffusé dans les écoles est réalisé par Disney… et produit par la Kimberly-Clark Corporation, qui produit les célèbres Kotex.

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TAMPONS, PRÉOCCUPATIONS MORALES ET SYNDROME DU CHOC TOXIQUE

Si les femmes s’insèrent des textiles, végétaux, éponges ou papyrus imbibés d’huile d’olive ou de miel dans le vagin pour absorber leur flux depuis l’Antiquité, les premiers tampons n’arrivent sur le marché qu’à la fin des années 20. Ils se démocratisent au début des années 30, lorsqu’un ostéopathe nommé Earle Haas invente l’applicateur – brevet qu’il vend à la Tampax Sales Corporation – et matérialise de ce fait une certaine distance entre les femmes et leur vagin. En 1939, Modern Women lance un tampon déodorant pour “n’offenser personne” avant que d’autres marques ne lui emboîtent le pas. À travers le monde, quelques marques parviennent à concurrencer le géant Tampax, à l’instar d’o.b. en Allemagne qui commercialise des tampons sans applicateur ou de Anne dans les années 60 au Japon, dont le nom fait référence au journal d’Anne Frank dans lequel les règles sont abordées plusieurs fois.

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En tant que protection interne, les tampons suscitent longtemps le débat. On se demande s’ils ne causent pas de l’excitation sexuelle, s’ils ne déchirent pas l’hymen des femmes vierges, s’ils sont sans danger… Mais tandis que les entreprises utilisent de plus en plus de composés et matériaux chimiques dans la confection de leurs produits (notamment pour les blanchir), les tampons se révèlent effectivement dangereux : en 1980, le Center for Disease Control publie un article établissant un lien entre les tampons et le syndrome du choc toxique, dont on relève 1 121 cas depuis 1979 dont 55 mortels. « Le SCT ou l’exposition aux produits chimiques présents dans les tampons peuvent être considérés comme des violences de genre, dans la mesure où le développement de produits toujours plus absorbants s’inscrit dans le contexte de l’exploitation économique de la discrimination menstruelle et de la “culture de la dissimulation », affirme Jeanne Guien au sujet de la crise du SCT.

TENIR UN CALENDRIER 2.0

Dès les années 80, des entreprises occidentales commercialisent des moniteurs de fertilité, permettant de concentrer automatiquement certaines données. En 2006, la Fondation suisse Sympto Therm s’enorgueille d’avoir mis au point “le premier programme symptothermique numérique complet au monde, sur internet et téléphone portable de type Nokia”. Ce business prend un tournant à la fin des années 2000, alors que les applications sont en plein essor. L’ascension des apps menstruelles se poursuit de manière exponentielle et en 2021, il existait pas moins de 259 applications de suivi menstruel tandis que Flow était l’application la plus téléchargée de l’Apple Store en 2019.

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Toujours présentées via un design rose bonbon mielleux, ces applications promettent aux femmes de contrôler leur cycle, de connaître leurs périodes de fertilité (pour favoriser ou éviter une grossesse) et de renseigner leurs symptômes. Finalement, les applis ne sont qu’une version actualisée des calendriers papier qui servaient à anticiper ses règles et donc à prévoir serviettes et tampons en conséquence.

Gratuites au premier abord, nombreuses d’entre elles s’accompagnent d’un produit hardware payant, font constamment la promotion d’une version payante permettant d’éviter les pubs et/ou s’enrichissent sur la revente des données personnelles de leurs utilisateur·ice·s. Une revente qui peut d’ailleurs poser problème, comme dans certains États des États-Unis où l’avortement est illégal et où de telles données pourraient se retourner contre les utilisateur·ice·s.

Loin de s’inscrire dans un progrès linéaire, l’histoire des produits menstruels est d’abord celle de la capitalisation de la condition des personnes menstruées. Entre scandales de production, martelage publicitaire, technowashing et réappropriation des discours féministes, l’ouvrage Une histoire des produits menstruels a beaucoup à dire de ce business qui a su pénétrer et exploiter le corps féminin depuis plus d’un siècle… et qui n’est pas prêt de s’arrêter.

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