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La petite histoire de Gloria Steinem… en Playboy Bunny
Début avril, Marlène Schiappa apparaissait en Une de Playboy, son corps dénudé couvert d’un drap blanc à la Marianne. “Une ministre libre”, titrait le magazine. Face aux critiques devant cette apparition pour le moins inattendue, la secrétaire d’État a invoqué une démarche visant à “défendre le droit des femmes à disposer de leur corps”. Mais l’argument du féminisme est loin de convaincre, surtout quant au choix de la publication. Dans Le Figaro, la ministre de l’Égalité Isabelle Rome résumait : « Pourquoi avoir choisi Playboy pour faire avancer le droit des femmes alors que ce magazine est un condensé de tous les stéréotypes sexistes ? Nous sommes en plein dans la culture de la femme-objet. De même, Playboy a une histoire : je rappelle que son fondateur, Hugh Hefner, a été poursuivi pour agression sexuelle. À un moment donné, il faut choisir ses supports ». Plutôt que de s’attarder sur ce coup de com’ bancal, revenons donc sur une démarche véritablement féministe au sein de Playboy. Retour sur la fois où la journaliste, militante et essayiste féministe états-unienne Gloria Steinem est devenue Playboy Bunny sous couverture.
MARIE OCHS, 24 ANS, SERVEUSE
26 janvier 1963. Gloria Steinem, journaliste indépendante de 28 ans, devient Marie Catherine Ochs, une jeune femme fictive de 4 ans sa cadette à qui elle invente un passé de secrétaire et de serveuse en Europe. C’est sous cette fausse identité qu’elle se présente dans le club Playboy de New York, après avoir vu passer une annonce. Le processus de recrutement débute avec un court questionnaire, la prise des mensurations et l’essayage de la tenue de la Bunny.
Elle enfile un costume en satin bleu électrique qui laisse voir les hanches et les fesses, avec une poitrine ultra-rembourrée ainsi qu’une queue et des oreilles de lapin, l’ensemble surélevé par 7,5 centimètres de talons. Après l’essayage, la “Bunny Mother” appelle Gloria Steinem dans son bureau. “- Alors comme ça, tu veux devenir une Bunny, a-t-elle dit. – Oh, oui ! J’adorerais !” – Bon…, a-t-elle fait, ménageant son effet. Nous aussi, on veut que tu le deviennes !”, raconte la journaliste.
Officiellement Playboy Bunny, elle se voit remettre deux costumes, un Dossier d’embauche de Bunny et le Playboy Club Bunny Manuel, aka la “bible de la Bunny”. Elle doit également suivre un cours de maquillage, assister aux conférences de la “Bunny Mother” et du “Bunny Father”, passer un examen médical imposé par le club – prélèvement sanguin et frottis compris – pour finalement, être formée sur le terrain. Pendant ce parcours du combattant intensif et intrusif, le physique des filles est passé au peigne fin pour les faire toutes correspondre à une seule et même image, tandis que leurs comportements et les mots qui doivent sortir de leur bouche sont dictés dans la bible de la Bunny. Dans ces pages, il est précisé que des détectives peuvent se pointer pour vérifier que les collants des filles ne sont pas filés, que leur costume est impeccable, que leurs oreilles sont bien droites et qu’elles respectent l’interdiction de sortir avec des clients ou employés du club – à l’exception des membres adhérents Number One, qui ont droit à un certain nombre de privilèges. En cas de manquement à ces règles, une Bunny perd des points, voire son emploi.
DANS LES TALONS D’UNE BUNNY
Une dizaine de jours après son recrutement, Gloria Steinem fait sa première soirée en tant que Bunny “vestiaire”. Les Bunnies sont effectivement réparties selon leur poste : il y a les Bunnies “porte” pour l’accueil, les Bunnies “table” au service, les Bunnies “boutique cadeaux”, les Bunnies “photo”, les Bunnies “cigarettes”… Avant de prendre son shift, la journaliste infiltrée se prépare : “Je me suis regardée une dernière fois dans le miroir. Une créature avec des faux cils de près de deux centimètres, des oreilles en satin bleu et une poitrine débordant de son costume m’a rendu mon regard. J’ai demandé à Sheralee s’il était nécessaire de se rembourrer autant la poitrine. – Bien sûr ! s’est-elle exclamée. Toutes les filles ou presque se rembourrent au maximum. C’est à ça que doivent ressembler les Bunnies”.
Après une soirée de 8 heures payée seulement 12 dollars avec une pause de 30 minutes non comprise dans le temps de travail, la jeune femme ressort lessivée. “Je suis retournée dans la salle Bunny, ai rendu mon costume et me suis assise, trop épuisée pour faire le moindre mouvement. Les baleines avaient laissé des marques verticales tout autour de ma cage thoracique, et la fermeture Éclair, une zébrure le long de ma colonne vertébrale. Je me suis plainte de l’étroitesse du costume à la Bunny assise à côté de moi, tout aussi amorphe.” Quelques jours plus tard, la fausse Marie Catherine Ochs est formée en tant que Bunny “table”. À la fin de son service, elle confie à une table de deux vétérans qu’ils étaient ses premiers clients. “Celui qui avait tapé sur la table s’est esclaffé et a donné une bourrade dans le bras de son ami : – Cette nana, a-t-il dit entre deux accès de fou rire, c’est une Bunny vierge ! Il en pleurait tellement il trouvait ça drôle” relate la journaliste.
L’ENFER DERRIÈRE LE “GLAMOUR”
De son recrutement à sa démission après deux semaines en tant que Bunny infiltrée, Gloria Steinem a raconté l’ensemble de son immersion dans le célèbre club de Hugh Hefner dans le magazine Show. Dans son article, elle n’oublie rien des conditions de travail de cette entreprise, qui promet de faire de chaque Bunny “la fille la plus enviée d’Amérique”, tandis qu’elles évoluent “dans le cadre le plus excitant et le plus glamour du monde”. L’envers du décor, ce sont les corps malmenés, rallongés, compressés, les salaires mensongers auxquels ont prétendument accès les Bunnies, les heures de travail intenses et sans pause, les shifts qui s’enchaînent, les mains baladeuses des clients qui traitent les Bunnies comme des objets…
Son article a mené à la suppression de l’examen médical obligatoire et à un téléfilm intitulé A Bunny’s Tale, entre autres répercussions plus ou moins heureuses – le harcèlement, des appels d’autres Bunnies malmenées, une demi-pointure en plus à cause des talons hauts, un procès, des représailles mesquines de la part de Playboy… Le récit de son immersion est aussi entièrement retranscrit dans son ouvrage Actions scandaleuses et rébellions quotidiennes, paru en 1983 et réédité en 2022.