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La lutte dans la peau

Rencontre avec le militant syrien Taha Almohammad.

Par
Capucine Japhet
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Dès que je passe la porte d’entrée de l’appartement de Taha, mon regard se pose sur le drapeau de l’opposition syrienne, accroché sur l’un des murs du salon. C’est toujours une drôle de sensation d’entrer dans l’intimité des gens. Je scrute les éléments décoratifs de la pièce qui pourraient me permettre de tirer d’éventuelles conclusions sur la personnalité de Taha. Mais comme lors de notre première rencontre, il m’apparaît comme un personnage énigmatique.

J’ai croisé Taha Almohammad la semaine précédente à une réunion privée organisée par l’association la Cantine Syrienne de Montreuil dans le cadre des dix ans de la révolution. Il y animait une discussion en ligne avec des activistes toujours présents en Syrie. A la fin de la session, je lui ai demandé si je pouvais l’interviewer. Il finira par accepter ma proposition avec peu d’entrain.

Juste avant d’arriver chez lui, j’imagine Taha comme un homme taiseux, assez réservé et j’ai peur de déranger. Je m’assois, presque religieusement, dans le canapé avec ce grand drapeau au-dessus de ma tête. Clio, le chat de la maison, déambule sous nos yeux. Taha le regarde et lui parle avec beaucoup de douceur. Sa compagne Manale, lumineuse et pleine d’énergie, nous rejoint. Ils se sont tous deux rencontrés à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales) où ils sont étudiants.

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Après avoir englouti un gâteau fourré à la figue, je mets en route mon enregistreur. Je demande à Taha de revenir sur son histoire depuis le début, en l’occurrence en 1987, lorsqu’il pousse son premier cri.

Cela fait quelques années que son père, activiste politique, est sorti de prison et n’a pas le droit d’exercer sa profession de vétérinaire. « Dans les années 80, si tu pratiques des activités politiques, tu n’as pas le droit à une vie normale ».

Taha grandit à Masyaf dans la province de Hama. On y vit « comme dans un village », insiste-t-il et les activités politiques sont légion. « Mon père, les amis de ma famille, sont dans le même groupe et mouvement politique ». Le jeune garçon est élevé dans un milieu intellectuel de gauche. Sa mère, qui a dû également arrêter de travailler à cause des activités politiques de son mari, était ingénieure agricole. C’est dans cet environnement que Taha rejoint, à 14 ans, L’Union arabe socialiste démocratique, le même parti que soutient son père. On est alors au début des années 2000 et un nouveau vent souffle sur la Syrie. Après la mort de Hafez el-Assad, le président Bachar, donne l’illusion d’un renouveau démocratique. Les activistes politiques sortent de la clandestinité pendant quelques mois avant que l’appareil répressif ne refasse surface.

« J’ai espéré dès le début, comme de nombreux Syriens et Syriennes, voir la chute du régime. »

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Le jeune adolescent commence à manifester en 2001 pour la Palestine et se rend aux réunions du parti. « Il était interdit d’organiser des évènements ou des activités à part des manifestations en solidarité avec la Palestine et l’Irak », assure-t-il. En fait, Taha m’explique que même si son parti politique est devenu public, il doit poursuivre ses activités militantes dans l’ombre.

En 2007, il quitte sa ville natale pour étudier la géographie à Damas. « C’était impossible de militer à l’université, l’Union des étudiants est très proche du régime et travaille avec la police. » La société civile syrienne est verrouillée et surveillée, notamment par les moukhabarat, les agents des services de renseignements. Le jeune homme fait de la politique clandestinement. Il colle des affiches, participe à des tables rondes ou à l’organisation des manifestations en soutien aux pays arabes. « Au cours des manifs, on scandait des slogans contre tous les chefs d’Etats arabes et c’était aussi en partie adressé au régime. » Pour lui, la démocratisation de la vie politique ne se fera pas avec Assad. « J’ai espéré dès le début, comme de nombreux Syriens et Syriennes, voir la chute du régime. »

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La révolution, espoir d’un changement

En mars 2011, l’espoir de Taha aurait pu se concrétiser. Le peuple syrien se soulève et demande le départ du président. « Liberté, liberté ! », peut-on entendre dans les rassemblements. Taha participe aux manifestations notamment à Douma, une banlieue de Damas. Au mois d’avril, lorsqu’il rentre chez ses parents, il est interrogé par la police, puis relâché. « Au début, ils n’ont pas arrêté beaucoup de personnes qui étaient dans des partis politiques comme moi. Je pense que c’est une stratégie afin de savoir qui sont vraiment les personnes qui organisent les manifestations ». Taha passe entre les mailles du filet jusqu’à ce qu’il soit complètement blacklisté par le régime.

Le 2 juin 2011, il part en Turquie pour représenter le Groupe de la jeunesse syrienne pour le changement démocratique. Des centaines d’opposants se réunissent à Antalya pour demander le départ de Bachar el-Assad et préparer la transition démocratique. Quelques jours plus tard, Taha est officiellement renvoyé de l’université et fiché par le régime. Il ne peut plus rentrer en Syrie.

« Soit je prends les armes, soit je pars. Je suis parti. »

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Il passe clandestinement la frontière de son propre pays en septembre 2011 et poursuit la lutte à Alep. « Je choisis d’aller là-bas car peu de gens me connaissent et c’est à côté de la Turquie, ce qui me permet de partir facilement ». Taha évite scrupuleusement de passer par les points de contrôles et ne sera jamais arrêté. Il continue de militer, s’empare d’une caméra et devient citoyen journaliste pour la chaîne syrienne d’opposition Orient News. A côté de cette activité, il travaille comme coordinateur de terrain pour l’organisation Jesuit Refugee Service qui vient en aide aux populations victimes du conflit. A partir de juillet 2012, Alep est le terrain d’affrontements entre les forces rebelles et le régime. Fin 2013, le conflit prend une nouvelle tournure avec l’arrivée de Daech. Pour Taha, il est temps de quitter la Syrie. « Soit je prends les armes, soit je pars. Je suis parti. »

Après être passé par l’Egypte, la Turquie et Dubaï, Taha décroche une bourse pour poursuivre ses études en France et pose ses valises en mars 2014 en région parisienne. Il commence par apprendre le français à l’Université de Créteil et doit rapidement trouver un travail pour subvenir à ses besoins. Il devient chef de cuisine la nuit, dans un restaurant syrien sur les Champs-Elysées. Les deux passions de Taha sont la politique et la bouffe. En 2019, il cofonde avec d’autres étudiants la Cantine Syrienne de Montreuil, un espace de rencontres et de solidarités qui mêle cuisine et politique. En fait, Taha n’a jamais cessé la lutte.

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« Soit tu es avec le dictateur, soit tu es avec le peuple »

Après s’être engagé avec le parti socialiste libéral Arhar, il est en train de construire avec des jeunes Syriens un mouvement depuis l’étranger pour préparer le terrain si le régime venait à tomber. « Si on revient en Syrie, on pourra faire des choses au niveau politique. »

Quand je demande à Taha quel regard il porte sur la Syrie d’aujourd’hui et s’il a de l’espoir, il peine à donner une réponse. « La situation est très difficile là-bas et même nous, les Syriens, on ne la comprend pas. Pour moi, le régime ne pourra pas reprendre tout le pays et revenir avant la révolution. La situation est maintenant entre les mains des Russes, de l’Iran, de la Turquie et des Etats-Unis. »

Des Syriens soutiennent-ils toujours le régime aujourd’hui ? Taha m’assure que c’est le cas, et que certains nagent entre deux eaux. « Je ne comprends pas qu’il y ait des gens qui disent “le régime c’est pas bien mais je suis contre la révolution”. En général dans la vie, tout n’est pas blanc ou noir mais pour moi la révolution, c’est soit noir, soit blanc. Soit tu es avec le dictateur, soit tu es avec le peuple. »

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Près de deux heures d’entretien viennent de s’écouler. Je suis fascinée par la détermination de Taha et surtout par sa douceur. L’expression de soi est sûrement différente dans une autre langue que sa langue maternelle mais je perçois beaucoup de calme et de force dans les mots de Taha.

Je finis par attraper mon appareil photo pour lui tirer le portrait. Je sens qu’il n’est pas très à l’aise. Je lui suggère de s’asseoir dans le canapé avec le drapeau en arrière-plan. Le cadre lui donne tout de suite un côté très solennel, une aura particulière. Le personnage m’intrigue toujours autant. Je lui demande s’il se considère comme quelqu’un de timide. Il me répond par la négative. Il me confie ne pas vouloir prendre la place de ceux qui ont vécu des histoires plus intenses que la sienne. Je comprends alors pourquoi il semblait réticent à l’idée d’être interviewé lors de notre première rencontre, ce qui est pour moi l’expression d’une grande humilité.