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Je suis au supermarché.
Comme tout le monde, je fais des provisions pour un temps des Fêtes qui s’annonce plus que triste.
Quand même. Je me gâte, parce que je suis de bonne humeur malgré l’apocalyptique-COVID-19. Qu’est-ce qui peut y avoir de pire ?
Je regarde mon téléphone qui vibre au son d’une notification et soudain, mes genoux fléchissent :
GILBERT ROZON ACQUITTÉ DES ACCUSATIONS DE VIOL ET D’ATTENTAT À LA PUDEUR.
Mais qu’est-ce que c’est que… ça ?
Je passe à la caisse en vitesse et rentre rapidement à la maison. Il me semblait pourtant avoir bien suivi l’affaire. Il me semblait que… non.
« Voyons, ruminais-je, impossible. »
« Je m’entends encore lui dire non. »
Je tente de ressasser mes souvenirs, me rappelant un recours collectif de femmes et de ce nom qu’elles s’étaient donné : Les Courageuses.
Je me souviens avoir lu que « Rozon aurait fait au moins 20 victimes sur une période de 34 ans, de 1982 à 2016 »
Je me souviens m’être dit que la force du nombre criait au pattern, à des comportements récurrents, violents… des comportements de fou. Je me souviens m’être dit : ce gars-là est inarr êtable.
Mais ça, c’est mon interprétation.
Je me suis aussi dit qu’il y avait de l’espoir. Pour les filles du moins. Pour toutes ces filles qui ont souffert en silence.
Je me souviens aussi d’une nouvelle, au mois d’août :
LA COUR D’APPEL ANNULE UNE ACTION COLLECTIVE CONTRE GILBERT ROZON
Je me souviens d’une histoire… « d’une soirée romantique » mâchée par la bouche de Rozon, mais qui ressemble plutôt à une « nuit d’horreur » pour une victime.
Je me rappelle m’être dit que cette notion même de point de vue peut semer le doute raisonnable et que ce doute peut mener à une décision de la cour.
Que c’est le doute qui acquitte Rozon, ultimement.
Parce que c’est comme ça que ça fonctionne au Canada : innocent jusqu’à preuve du contraire.
Mais là n’est pas la question, je veux dire, c’est une chance d’avoir un système où le fardeau de la preuve incombe à la Couronne.
Je commence à chercher et je tombe sur des histoires, des noms : Lyne Charlebois, Salomé Corbo, Pénélope McQuade, Julie Snyder…
Des employées de Juste pour Rire.
Des hommes, des directeurs de production.
Une jeune croupière, en 1998… qui porte plainte à la police.
Et de 1999, quand Gilbert Rozon plaide coupable à des accusations d’agression sexuelle.
Je me rappelle d’une femme anonyme qui déclare à La Presse : « Je m’entends encore lui dire non. »
Je me souviens de plaintes répétées dans l’actualité. Je me souviens des mots : harcèlement psychologique.
Une plaignante décrira même Rozon comme « le Weinstein québécois ».
Et puis… ça me frappe. Rozon est un Weinstein.
« Il peut vous obliger à faire deux ou trois choses. »
Pour la mémoire, Harvey Weinstein a été à la tête de Miramax de 1979 à 2005 et a fondé en 2005 The Weinstein Company, une compagnie de production incontournable à Hollywood. Tout le monde s’entend même pour dire que Harvey Weinstein faisait réellement la pluie et le beau temps à Hollywood.
Presque simultanément, Rozon et Weinstein sont démasqués en 1998.
Gwyneth Paltrow sera la première à dire, le 25 novembre 1998 au Late Show with David Letterman, que « le producteur peut vous obliger à faire deux ou trois choses, assurément. »
En 2005, c’est à Courtney Love de parler du producteur et d’aviser prudemment les jeunes actrices de ne pas accepter d’invitation au Four Seasons, même si ça semble être pour une fête.
En 2015, Weinstein est interrogé par la police. La modèle italienne Ambra Gutierrez fournit aux autorités un enregistrement audio dans lequel le producteur admet l’avoir touchée de manière inappropriée. Pourtant, le producteur ne se retrouve pas derrière les barreaux. Ce ne sont que des gestes déplacés. Rien de grave.
Je veux dire, même Donald Trump s’est permis ce genre de gestes et rien n’est venu entraver son chemin vers la Présidence.
Le temps passe… et rien ne se produit. Jusqu’en 2017.
« Si je ne parle pas, je le regretterai sur mon lit de mort. »
Je me rappelle de l’enquête menée par Ronan Farrow… et qui lui vaudra d’ailleurs un Prix Pulitzer. Dans le livre maintenant traduit en français, Les faire taire, le journaliste donne la parole à 13 victimes de Weinstein et « dévoile les systèmes implacables mis en place par les prédateurs pour faire taire leurs victimes ».
Et puis ça me frappe à nouveau. Farrow est le fils de Woody Allen.
Tout le monde a en mémoire Manhattan, Annie Hall ou Midnight in Paris.
Woody Allen, ce très grand réalisateur, a pourtant beaucoup de squelettes dans le placard.
En 1992, sa femme, Mia Farrow, demande le divorce lorsqu’elle apprend que Allen entretient une relation amoureuse avec leur fille adoptive, Soon-Yi Previn. Tordu ? Attendez.
Je me rappelle d’une lettre ouverte écrite par Dylan Farrow, la deuxième fille adoptive du couple Allen-Farrow, et qui demandait que justice soit rendue.
« Si je ne parle pas, je le regretterai sur mon lit de mort. »
Août 1992. La gardienne surprend Dylan, alors âgée de 7 ans, sans pantalon… avec son père. Plusieurs questions sont posées et la petite finit par admettre timidement que son père a tenté de toucher son sexe.
Près de 20 ans plus tard, Dylan fait le choix de parler et affirme au New York Times que son père est la preuve vivante que la société échoue devant les agressions sexuelles.
Une société qui échoue.
Je trouve ça grave et je me demande si ce qui me blesse le plus dans le verdict de Rozon, c’est justement ça… l’échec de la justice.
L’échec de la parole de plusieurs femmes.
Et Rozon, comme Weinstein et Allen ne sont pas seuls.
Je pense à Éric Lapointe, qui a récemment écopé d’une absolution conditionnelle après avoir plaidé coupable à une accusation de voies de fait sur une femme, en plus d’avoir contre lui des charges de violences conjugales et de voies de fait, portées sur son ex-conjointe.
Je pense au Prince Andrew, qui a aussi été accusé récemment d’agressions sexuelles sur des mineures.
Et si vous vous sentez d’aplomb, tentez une recherche avec les mots clefs : « agression sexuelle » et « acquitté ». Vous verrez défiler sous l’onglet « actualité » un nombre faramineux de cas…
Revenons… au Québec, à l’été 2020.
À cette vague de dénonciations qui frappe fort sur Facebook et Instagram.
Aux 1000 noms qui dévalent les pentes.
« C’est à vous de voir si vous voulez garder ces gens dans vos amis sachant qu’ils ont au moins harcelé ou agressé sexuellement, ou pire. »
La justice sociale prend les commandes. Elle va même jusqu’à sortir une « liste » qui fait la recension de tous les gens qui auraient commis des gestes sexuels répréhensibles. On parle d’agression sexuelle, on parle de viol, on parle de harcèlement, bref, on parle d’objectification.
On parle de « culture du viol ».
Et on répète le mouvement #metoo.
Et on fait des plateformes sociales des tribunaux.
On « cancelle » des noms, des ami.es… parce qu’ils se retrouvent sur cette liste. On prend à la lettre l’avertissement d’une des créatrices de la liste, qui nous met en garde sur la portée morale de « garder ces gens dans (nos) amis sachant qu’ils ont au moins harcelé ou agressé sexuellement, ou pire. »
Ça résonne en moi, ces mots… « ou pire ».
On accorde un pouvoir exceptionnel à la parole des victimes. On ne fait pas de compromis.
On hurle collectivement ce que la justice fait taire.
On crie devant ce que d’autres appellent « des gestes sans importance ». On dénonce une société qui répète des comportements violents.
On accorde la vérité à ceux et celles qui parlent. Dans cette justice alternative, vous êtes coupables, point. Pas de procès, pas de fardeau. C’est la parole qui s’exacerbe, qui prévaut.
La vérité au final, c’est ce qui émane de la force du nombre. C’est cette parole étouffée qui n’en peut plus de se taire.
Nuance et partialité
Si le verdict rendu par la Cour sur l’affaire Rozon me perturbe autant, c’est parce qu’il y a quelque chose d’infiniment triste derrière cette situation. Pire, c’est que cette décision a des conséquences graves.
C’est quelque chose qui s’approche de ce que Dylan Farrow a nommé l’échec social. C’est ce que son frère a synthétisé dans le mot « système ».
Il y a quelque chose qui ne fonctionne pas dans ce système et le déploiement des dénonciations de l’été montre de manière parlante que ce système échoue.
Pire encore, il abandonne les victimes.
Mais je ne peux pas me tourner vers la liste. Parce que là aussi, même si j’y vois beaucoup de beau, j’y vois aussi certains échecs. Parce que la liste parle, crie, elle soulève surtout le fait que cette parole n’est pas entendue. Hélas, elle n’est pas institutionnalisée et reconnue comme le système de justice l’est.
Elle est alternative.
Comprenez-moi, la culture du viol est bel et bien présente et ses effets pervers font de la vie des femmes et de toutes celles qui s’identifient comme telles, un calvaire.
Comprenez-moi, les choses doivent changer.
Mais je me dis que… ceci explique cela.
Parce que la réaction est forte et le constat est frappant : d’un côté, nous avons une liste qui porte en elle des dénonciations contre une culture objectivante et violente et d’un autre côté, nous avons un système qui avantage les prédateurs, maintenant par le fait même cette culture en place.
L’un et l’autre se répondent dans les extrêmes.
Je me demande… Et si ce sentiment qui m’habite était plutôt de l’ordre de l’absence d’un espace? De cette zone qui n’existe pas présentement, celle de la nuance et de la partialité. De ce qui reste dans mon cœur, qui cherche à comprendre cette culture et qui sait, veut que les choses changent?
Je cherche à me rappeler la parole des victimes. Celles qui ont dénoncé et qui se sont rendues en Cour. Celles qui ont échoué. Je suis triste et je me demande où se trouve la justice…
Je me demande ce que le mot justice signifie en 2020. Je me demande si le mot justice n’est pas justement le mot de l’année.
Et je me dis que, peu importe… Rozon retournera passer l’hiver tranquille en Floride.