Depuis une semaine, le Musée d’Orsay fait parler de lui, mais pas pour ses oeuvres ni sa dernière expo. En effet, l’établissement parisien a fait l’objet d’une polémique pour avoir refusé l’entrée à une jeune femme en raison de… son décolleté. Oui, oui, c’est arrivé la semaine dernière, pas sous le règne élisabéthain.
Cachez cette FENTE que je ne saurais voir
Septembre 2020, Paris. Jeanne, une étudiante de 22 ans, achète un billet pour aller au musée d’Orsay avec une amie. À peine arrivée, une agente de l’accueil la somme de mettre sa veste si elle veut visiter l’exposition. La raison? La jeune femme arbore selon elle un décolleté trop plongeant, ce qui va à l’encontre d’un soi-disant règlement de l’établissement. Après des discussions, des questions humiliantes, beaucoup d’insistance et l’intervention d’autres agents, Jeanne enfile sa veste, sous la pression du personnel.
«Je me sens vaincue, obligée, j’ai honte, j’ai l’impression que tout le monde regarde mes seins, je ne suis plus que mes seins, je ne suis qu’une femme qu’ils sexualisent, mais je veux entrer dans le musée.»
« Je me sens vaincue, obligée, j’ai honte, j’ai l’impression que tout le monde regarde mes seins, je ne suis plus que mes seins, je ne suis qu’une femme qu’ils sexualisent, mais je veux entrer dans le musée », écrira-t-elle plus tard dans une lettre ouverte publiée sur Twitter, devenue virale en quelques heures. Le Musée a d’ailleurs formulé des excuses publiques suite à la parution de la lettre.
Pour accompagner sa publication, Jeanne partage une photo d’elle, prise 4h avant « l’incident ». On la voit tout sourire, vêtue de LA fameuse robe qui provoquera tout un tollé.
En regardant la photo de Jeanne, je commence par me dire que sa robe est vraiment belle. Puis mon regard est attiré par son décolleté et ses courbes généreuses, j’avoue. Je réalise alors que Jeanne… ça aurait pu être moi.
Je ne passerai pas par 4 chemins: comme Jeanne, j’ai des gros seins. Je suis faite comme ça, c’est génétique. Très jeune, à l’adolescence, j’ai pris conscience que cette partie de mon anatomie attirait les regards, majoritairement ceux des garçons et des hommes. Au secondaire, je trouvais ça difficile de supporter ce nouveau regard posé sur mon corps en changement, donc je me suis mise à porter des vêtements plus amples, pour cacher mes formes. En vieillissant, j’ai appris à assumer et à composer avec mes courbes, mais ça reste un défi de tous les jours.
« Le corps des femmes fait l’objet d’une régulation constante, affirme Sabrina Maiorano, candidate au doctorat en sexologie – concentration études féministes. Qui plus est, dans notre société, les seins des femmes sont sexualisés à outrance, que ce soit dans l’espace public, les médias ou sur les réseaux sociaux. On peut penser à la censure dont les seins et les mamelons féminins font l’objet sur Instagram. »
C’est vrai que la question des seins des femmes est souvent au coeur de polémiques diverses. Il suffit de penser au débat sur l’allaitement en public, aux femmes qui se font réprimander quand elles se font bronzer les seins nus sur la plage, alors qu’aucune loi ne l’interdit, ou encore aux adolescentes qu’on oblige à porter des brassières à l’école pour ne pas « déconcentrer les garçons et les profs masculins ». Donc c’est clair, on le sait, il existe un double standard entre les seins des femmes et les seins des hommes.
Mais qu’en est-il d’un double standard entre les femmes qui ont des petits seins, et celles qui ont des poitrines fortes, comme moi et comme Jeanne?
« Les seins, et particulièrement les gros seins, sont souvent objectifiés, fétichisés dans notre société. Il y a une sorte de biais inconscient, sans doute nourri par la pornographie mainstream, qui associe les gros seins à une sexualité débordante, frontale. Par exemple, il y a des niches très spécifiques dans la porno, qui objectifient les femmes avec des gros seins, en les réduisant à leur poitrine, m’explique Sabrina Maiorano. Les femmes qui ont des formes plus généreuses subissent donc un regard particulier, qui les sexualisent et les fétichisent malgré elles. ».
C’est exactement ce que décrit Jeanne dans sa lettre ouverte: « Je ne suis plus que mes seins. ».
« Si tu ne veux pas attirer l’attention, couvre-toi. ».
Dans sa publication, Jeanne ajoute que si elle n’avait pas eu une poitrine si grosse, personne n’aurait rien dit. Elle donne l’exemple de son amie (plus mince), qui portait un crop top qui dévoilait son nombril, ou d’autres femmes dans le musée, qui portaient des hauts décolletés ou à dos nus, mais qui avaient toutes de petites poitrines. « Je suis d’accord avec ce que Jeanne avance, commente Sabrina Maiorano. La jeune femme a très certainement subi ce traitement humiliant et sexiste en raison de la taille de ses seins. Comme les gros seins sont rapidement associés à la sexualité, une femme qui porte un décolleté plongeant peut être perçue comme vulgaire, provocante, souhaitant attirer l’attention de manière érotique. Mais c’est vraiment une projection biaisée. Manifestement, ce jour-là, Jeanne ne voulait pas attirer ce genre d’attention, elle portait simplement une robe décolletée, par une chaude journée d’été. J’ajouterais aussi que la demande des agents [mettre sa veste si elle veut entrer dans le musée] n’est pas anodine. Ça revient à l’idée de contrôle et de régulation du corps des femmes dans une société patriarcale. Ça envoie le message: « Si tu ne veux pas attirer cette attention sexualisée, couvre-toi. ».
« T’es sexy aujourd’hui, Laïma! »
Ce que m’explique Sabrina résonne vraiment. Dans ma vie, depuis que j’ai des formes, j’ai fréquemment fait l’objet d’une attention sexualisée en raison de mes seins. Si je porte un haut (même très casual) ne serait-ce qu’un tout petit peu décolleté ou ajusté, on me dit régulièrement: « Ouh! T’es sexy aujourd’hui, Laïma! ». Cela dit, une femme avec une petite poitrine, le même jour, dans le même contexte, avec le même top, ne recevrait probablement pas ce type de commentaire et ne génèrerait pas ce genre de perception. Du moins, pas aussi souvent. Il m’est aussi arrivé qu’on me dise qu’avec ma poitrine, je « pouvais » ou « ne pouvais pas » porter certains types de vêtements. Comme pour Jeanne, on a induit en moi l’idée qu’un haut plus révélateur ou plus ajusté était inapproprié porté par moi, mais ne l’était pas par une femme plus mince, avec une petite poitrine. Et je me rends compte que c’est une vision que j’ai internalisée, dont j’essaie de me défaire.
C’est une discussion que j’ai souvent avec « mes ami.e.s qui ont des gros seins aussi ». Je les ai sondées pour nourrir ma réflexion.
« J’ai toujours eu des gros seins et je sens souvent un regard appuyé sur moi, surtout quand j’ai un décolleté, me confie mon amie Mylène, 33 ans. C’est fou parce que pendant longtemps, j’ai hésité à mettre des vêtements plus moulants ou plus décolletés, à cause de l’image qu’on me renvoyait. Avec le temps, j’assume davantage mes seins et j’essaye de ne pas me soucier du regard des autres, mais c’est pas évident. ».
«C’est fou parce que pendant longtemps, j’ai hésité à mettre des vêtements plus moulants ou plus décolletés, à cause de l’image qu’on me renvoyait. Avec le temps, j’assume davantage mes seins et j’essaye de ne pas me soucier du regard des autres, mais c’est pas évident.»
Notre amie Laurie, 32 ans, qui a aussi une forte poitrine, intervient dans la discussion. « Contrairement à Mylène et toi, je n’ai pas toujours eu des gros seins, mon développement est arrivé sur le tard. J’ai senti le changement de regard, quand j’ai commencé à avoir plus de formes. Dès le début de ma vingtaine, j’ai commencé à travailler dans un milieu de gars. Au début, je n’assumais pas mes courbes parce que le regard et l’attitude des hommes me gênaient. Maintenant, je les assume plus, mais malgré ça, je suis toujours un peu à la recherche de LA brassière qui va moins mettre en valeur mes formes, ou même les cacher. Mais je me rends compte aussi que c’est vraiment un dilemme. Je veux cacher mes seins parce que le regard au quotidien me gêne, mais en même temps, dans les sphères plus intimes, j’adore ma poitrine. ». Encore une fois, je me reconnais vraiment là-dedans.
Ce dilemme dont parle Laurie me fait penser à ce que Sabrina Maiorano m’a expliqué: « Le corps des femmes subit une double injonction. D’un côté, on leur demande d’être sexy et attirante, mais de l’autre, de faire preuve de pudeur, d’humilité et de « bon goût ». » C’est contradictoire, tous ces messages qu’on nous envoie: « Sois sexy, mais pas trop.», « Sois “féminine”, mais si tu as trop de formes, couvre-les.», etc.
Ça me rappelle le propos de cette incroyable vidéo de l’actrice américaine Cynthia Nixon:
Mais ce qui est fou, c’est que tous les regards, toutes les remarques, toutes les histoires comme celle de Jeanne, ça a des impacts sur la tranquillité d’esprit et l’estime de soi.
« J’ai vécu des moments très spécifiques dans ma vie, qui ont contribué à la gêne de mes seins, me raconte Laurie. J’ai déjà eu un patron qui, un jour où je portais un haut moulant, a commenté mon apparence. Il m’a dit: « C’est mon haut préféré! », en insinuant qu’il laissait voir ma poitrine. C’est un exemple de moment où je me suis sentie sexualisée sans mon consentement.»
«À mon ancien job, je travaillais avec beaucoup de gars, par rapport à qui j’avais une position d’autorité. J’ai inconsciemment commencé à m’habiller de façon plus décontractée. Je ne voulais pas du tout qu’on me sexualise et qu’on remarque mes formes.»
Pour Laurie, Mylène et moi (et sûrement Jeanne, sans vouloir parler pour elle) les vêtements, particulièrement les hauts, constituent parfois une source de stress. Dans mon cas, presque tous les matins en m’habillant, je pense, de manière plus ou moins consciente, aux réactions potentielles que tel ou tel haut pourrait entraîner. Est-ce que je suis prête à recevoir un regard, un commentaire, une réaction, une projection sexualisée? Selon ma réponse, je risque d’adapter mes vêtements en fonction de mon ressenti. Certains jours, je m’en fous complètement, d’autres, ça me préoccupe davantage. Laurie va plus loin: « À mon ancien job, je travaillais avec beaucoup de gars, par rapport à qui j’avais une position d’autorité. J’ai inconsciemment commencé à m’habiller de façon plus décontractée. Je ne voulais pas du tout qu’on me sexualise et qu’on remarque mes formes. Dans ma tête, je me disais que si je mettais ça de l’avant, on allait moins me respecter ou moins me prendre au sérieux. C’est tellement absurde, quand j’y pense! ».
«L’obscénité est dans vos yeux.»
« L’obscénité est dans vos yeux! », c’est le slogan que scandent les vingtaines de militantes Femen qui ont pris d’assaut le Musée d’Orsay, depuis l’incident de Jeanne. Depuis le début de la semaine, elles défilent dans le Musée, seins nus (comme à leur habitude) afin de sensibiliser les gens à la cause féministe et, dans ce cas-ci, revendiquer le fait que le corps des femmes ne devrait pas faire l’objet d’hypersexualisation.
En regardant les images de leur manifestation, je ne peux pas m’empêcher de remarquer le nombre de peintures de femmes nues sur les murs du Musée, lieu même où Jeanne a dû couvrir son corps pour y entrer. Le comble, me direz-vous? Comme me faisait remarquer Sabrina Maiorano: « Il y a plus de peintures de femmes nues dans le Musée d’Orsay que de femmes artistes! » . Bien vu!
Je conclurai ce texte comme Jeanne conclut sa lettre: « Je ne suis pas que mes seins, je ne suis pas qu’un corps, vos doubles standards ne devraient pas être un obstacle à mon droit d’accès à la culture et à la connaissance. »