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Journaliste, programmateur radio, critique d’art, prof, et noctambule, Arnaud Idelon a par ailleurs eu le temps d’écrire un livre, Boum Boum, Politiques du dancefloor, une ode aux BPM, aux nuits blanches, à cette célébration collective du son et de la sueur et à tout ce qui fait de la fête un moment suspendu éminemment politique.
En quoi la fête est-elle politique ?
La fête a toujours été politique. L’histoire nous montre que la fête est au service des différents régimes en place pour la célébration de leur prestige et de leur identité. Des jeux de l’Empire romain aux grandes fêtes à Versailles de Louis XIV en passant, à la Révolution, aux fêtes républicaines analysées par l’historienne Mona Ozouf, la fête vient célébrer une identité plutôt qu’une autre, une appartenance nationale, un mode de vie. En France, l’analyse comparée de la cérémonie d’ouverture de la Coupe du Monde de rugby à l’automne 2023 ou Jean Dujardin célèbre une France du terroir, des traditions et de la bonne bouffe, et de la cérémonie d’ouverture des JO à l’été 2024, mettant en scène une Marie-Antoinette décapitée ou un Philippe Katerine en schtroumpf bleuet au milieu d’un banquet burlesque, montre bien que si une fonction de la fête est de célébrer des identités, les identités qu’elle célèbre sont quant à elle multiples. La dynamique carnavalesque à l’œuvre dans la fête sert ainsi l’ordre établi, en scénarisant la déviance et l’inversion des normes sur un temps donné, elle programme, comme soupape sociale, un retour à l’ordre établi. Des anthropologues comme Roger Caillois ont ainsi montré qu’elle possède une fonction régénératrice du social. La fête est donc politique, mais pas forcément au sens où on l’entend : une fête subversive, dissidente, propice aux déviances sociales et au changement.
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Puisque la fête est politique, alors est-elle aujourd’hui en danger ?
Aujourd’hui, la question est toujours d’actualité, si ce n’est plus brûlante. Dans une séquence marquée par les retours démagogiques et réactionnaires, l’amplification de la crise environnementale et un climat géopolitique marqué par l’essor des conflits armés, le durcissement législatif, dans nombre de pays, contre les droits des femmes et des communautés LGBTQIA+ et le refoulement partout en Europe des exilé.es et migrant.es, la pratique de la fête peut paraître insouciante, inconsciente voire nihiliste confrontée à un monde qui se désagrège. Pourtant, la proximité de la fête avec les luttes contemporaines et les espaces de transformation sociale, ainsi que la recherche par des communautés marginalisées de refuges, safe spaces et espaces désirables dans et par la fête, remotive la question de son caractère politique. En parallèle, les signes d’une criminalisation progressive de la fête, actualisée depuis la crise sanitaire, sont à explorer comme la projection sur celle-ci, par le système dominant, du potentiel de déviance de ce territoire propice aux alliances intersectionnelles, à la réflexivité collective et au renforcement de la puissance d’agir des communautés. On a vu également, durant la crise sanitaire, comment certaines fêtes, et les modes relationnels qui leur étaient attachés, étaient soit permises (Noël, et la fête familiale) soit interdites (le Nouvel An, et la fête amicale).
Le meilleur club du monde et le club qui n’existe plus mais où tu aurais rêvé passer une nuit ?
Sans aucun doute le Berghain que décrit très bien Michaël Foessel dans son ouvrage La Nuit. Vivre sans témoin, cet autre monde où la nuit dure plusieurs jours, les danses n’ont pas de fin, les corps, les genres et les identités se métamorphosent en permanence.
Et bien sûr l’Hacienda à Manchester. Je passais chaque jour lorsque j’habitais là-bas où se tenait alors ce club légendaire sur la façade duquel, désormais, des promoteurs immobiliers avaient cyniquement inscrit “Party is Over”.
La plus belle fête de ta vie ?
En 2013, ma première rave party à Manchester dans un entrepôt du quartier de StrangeWays. Autour de moi, des personnes qui dansent autrement, dans une forme d’abandon de soi. Des genres et des sexualités troubles, mouvantes, nouvelles pour moi. On ne voit pas le DJ, le mur de son est surpuissant, on danse tantôt en ligne tantôt en cercles. Ma première nuit dure trois jours.
La fête peut être cet espace temps de la découverte – épiphanique – de soi dans la sensualité et la corporéité qui se déclare d’un coup brusque, libérées d’attaches invisibles. En corollaire, ce sentiment de puissance de muscles qui d’un coup servent le beau, disent ce qu’ils ressentent et le traduisent dans la nuit en l’éphémère d’un geste lancé sur une ligne de basse. Dans le vrombissement des hauts parleurs, je découvre du même coup l’infini de mon corps dans les potentialités expressives qu’il recèle et les limites de celui-ci lancé au corps-à-corps avec une musique machine qui, de chicanes en montées, m’épuise. Je fais un jeu de chercher les limites, d’aller chercher la tangente où mes muscles, mon cœur, mon souffle capitulent dans la joie au seuil de la rupture. La fête permet cette expérience de la perte de contrôle au travers de l’expression d’un corps agissant, sensible, affecté par les autres et les ambiances. Le corps qui se laisse toucher et touche, ce corps enfin vulnérable, surpris de sa propre performativité, capable d’affecter ceux des autres comme il s’ouvre à elleux qui dansent autour de lui. Un corps tout à la joie.
Ou cet after dans un garage à la Goutte d’Or. Les danseur.euse.s ont débarqué à huit heures du matin depuis deux fêtes voisines, l’une à la Station – Gare des Mines, l’autre à la Péripate. Iels sont une centaine à se réfugier du jour derrière la grande porte de tôle. L’after grince avec les corps au son d’un DJ qui joue et feinte des attentes de la foule de déflagrations et de basses sourdes. L’attente vrombit, on sent les corps prêt à l’assaut au moindre drop. Celui-ci ne vient pas. En fin d’après-midi, un autre DJ prend le relais et assène enfin ce que tout le monde attend : une techno martiale, répétitive, aux notes acides. Enfin la fosse jubile. Il est pas loin de 18h et l’on danse par-dessus la fatigue, jetant nos dernières forces à marteler le sol, suant.e.s, exsangues, nos bras devenus les pistons d’une grande machine que rien ne saurait freiner. La fin de la fête s’annonce dans l’accélération et l’on sent bien que nous ne pourrons tenir encore longtemps à ce rythme. Et il y a cette fille qui me glisse à l’oreille son idée. A la dernière note du DJ, tomber à terre comme des mouches. Toustes. À l’unisson. Offrir au DJ un tableau de son œuvre par ce pacte tout droit sorti de l’enfance qu’elle glisse à d’autres oreilles et dont d’autres se font le relais sur la piste. Nous baignons dans la même confidence tandis que le DJ escalade encore à coups de drops dans la violence des machines. Une heure passe encore et il lance le closing. Un remix hardcore de Mylène Farmer : Tout est Chaos. Il coupe les basses, loop la mélodie, fade out et – comme promis – c’est toute la fosse qui collapse et s’effondre au sol devant ses yeux ébahis et son rire, rejoints par nos rires dans le garage.
Ta citation préférée sur la fête ?
J’hésite entre ces deux citations, placée en épigraphe de mon livre :
«C’est le silence autour des voix sourdes, et plus rien n’existe que cet ensemble humain, que cet appel, cette attente violente, cette grammaire des forces que l’on retient au fond de soi.»
Anne-Laure Jaeglé, Demande à la nuit
«Ici, j’ai découvert que le temps pouvait s’échapper des horloges, des rendez-vous, des contraintes, et devenir cette belle mer noire, lisse, étale, qu’est la nuit.»
Françoise Sagan (à propos de Chez Régine)
5 tracks qui devraient accompagner toutes les meilleures fêtes ?
Bibi Flash – Histoire d’un soir
Fancy – Lady of Ice –
Kablam – The Carver
Marie Davidson – Adieu au dancefloor
Arne Vinzon – Les Otaries (pour le dernier son de la fête)
Le livre d’Arnaud Idelon est dispo aux Editions Divergences.