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La « dark feminine energy » : émancipation réelle des femmes ou vaste arnaque ?

Objectifie-toi avant que les autres ne le fassent. 

Par
Malia Kounkou
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Imaginez-vous le regard de femme fatale d’Angelina Jolie, du rouge à lèvres noir corbeau, une pause cigarette intercalant les pages de Putain de Nelly Arcan, Megan Fox se brûlant la langue sur la flamme d’un briquet dans le film Jennifer’s Body et Lana Del Rey susurrant de faire « bien attention à qui tu parles » dans la pièce Sad Girl.

Mélangez le tout et ta-dah !

Vous avez la recette du fameux phénomène d’« énergie féminine obscure » (dark feminine energy) qui promet à tant d’internautes gloire et empowerment, une robe noire à la fois.

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Le concept dépasse toutefois le simple coloris de votre garde-robe, car on ne saurait définir le phénomène sans parler de son pendant maléfique, l’énergie féminine lumineuse, avec sa féminité toute en docilité traditionnelle et en douceur ingénue.

Ce côté obscur de la féminité frappe désormais aux portes de TikTok avec du contenu incitant les femmes à être moins dociles en disant non plus souvent, en préférant la domination au compromis, en utilisant la séduction pour arriver à leurs fins, en ne rendant de comptes à personne, en exprimant le fond de leur pensée sans jamais rien édulcorer et en faisant la grève des excuses ou du sourire, sauf pour se délecter du chaos ainsi créé.

Et comme l’habit fait la prêtresse, ces directives s’accompagnent aussi de conseils d’ordre esthétique allant de la démarche au regard pour refléter cette noirceur à l’extérieur.

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Simple esthétique pour les uns, il s’agirait d’un véritable « guide de survie » si on se fie à Vogue, qui y voit « un appel aux armes pour que les femmes utilisent les mêmes tactiques qui ont été utilisées contre elles » et trouvent le pouvoir d’imposer leurs limites.

Le grand sauveur

Il faut dire qu’en 2022, lorsque « dark feminine energy » est devenu le nouveau buzz virtuel, le terreau était extrêmement fertile.

Entre les clips viraux d’Andrew Tate les qualifiant d’objets au même titre qu’un meuble, le mouvement trad wives et l’invalidation de l’arrêt Roe vs. Wade aux États-Unis, les usagères étaient à court d’options.

Cette énergie féminine sombre et son injonction à être bitchy sont donc apparues comme un phare féministe dans une mer houleuse.

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« C’est une façon pour nous de récupérer ce pouvoir, car nous l’avons donné aux autres pendant trop longtemps », expliquait dans Vice une TikTokeuse disant avoir enterré tout besoin de validation extérieure avec ce nouvel état d’esprit.

« En réalité, cette femme ne fait qu’honorer ses émotions et ses limites », poursuit celle qui propose une aide spirituelle pour accéder à cette énergie via son propre compte.

Car, comme toute tendance virtuelle comportant les mots « énergie » et « féminin », les racines new age ne sont jamais bien loin.

Ici, le mouvement a un socle commun entre plusieurs croyances ancestrales : celui d’une mère Nature détenant une « énergie féminine sacrée » présente en chaque humain et le rendant capable à la fois de création (énergie lumineuse) et de destruction (énergie sombre).

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C’est d’ailleurs ce qui explique le vocabulaire very « troisième œil » entourant les contenus de féminité obscure dès ses débuts sur TikTok, propulsés par des vidéos explicitement axées vers le spirituel – « éveillez votre déesse intérieure », « êtes-vous dans l’énergie de Lilith ? » ou encore « quelle déesse obscure vous appelle ? ».

En 2024, la seule déesse restante est celle des conseils de type : « ignorez-le et il sera fou de vous ! ».

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Autrefois au cœur de cette tendance, les femmes n’en sont aujourd’hui qu’une arrière-pensée.

Désormais, l’énergie féminine sombre telle que présentée sur les réseaux sociaux n’est qu’une étape permettant aux femmes d’augmenter leur désirabilité pour séduire jusqu’à l’obsession un prétendant suffisamment fortuné pour faire d’elles des « trophy wives », une femme à exhiber et entretenir.

Est-ce à partir d’ici que les choses ont lentement commencé à déraper ?

Sprinkle, sprinkle!

Ou bien ne pouvaient-elles que déraper dès le départ ?

Parce que, malgré son opposition à l’énergie féminine vue comme plus traditionnelle, l’énergie sombre ne finit que par mener ses adeptes au même destin.

Et c’est précisément ici que, parmi les adeptes, deux camps se dessinent : celui des lucides et celui de celles qui, par la force cruelle des choses, le deviennent.

Dans la première catégorie se classe la figure incontournable trônant à l’intersection virtuelle de l’énergie féminine obscure et des femmes trophées en devenir :

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Shera Seven, coach de vie qui cumule près d’un million d’abonnés, dont les conseils de dating d’une froideur pince-sans-rire sont souvent suivis d’un désormais célèbre « sprinkle, sprinkle! ».

Dans une même phrase, Vox la décrit comme « hilarante », mais « régressive » et « profondément nihiliste » – à raison.

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Pour elle, les choses sont simples : un homme doit subvenir aux besoins de sa partenaire.

S’il n’en a pas les moyens, il ne mérite pas le quart d’un regard et se verra attribuer le sobriquet « Dusty » (« Poussiéreux »). S’il le peut, alors c’est à la femme d’user de stratégie, allant de la séduction à la manipulation émotionnelle ou psychologique, pour l’attirer dans ses filets et sécuriser son avenir, le tout sans trop se sacrifier.

Quant à l’amour? Ce n’est qu’un détail à instrumentaliser ou bien ignorer.

Sur Internet, elle est aimée, défendue et copiée, les créatrices de contenu adaptant (de façon assumée ou non) sa vision survivaliste à leur propre contenu de dating. C’est pourquoi, si l’une d’entre elles chancelle, les doigts se tournent rapidement vers la reine de la ruche pour lui demander des comptes.

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Ce fut le cas pour The New Trophy, une créatrice de contenu qui louangeait ouvertement Seven avant un témoignage glaçant publié il y a deux semaines et cumulant près de 2,4 millions de vues sur YouTube.

« Il s’est avéré que [mon mari] avait touché mes deux filles, qui n’ont que deux et quatre ans », chuchote-t-elle, ces allégations visant celui que le titre de la vidéo qualifie de « monstre ».

À ces griefs s’ajoutent également ceux de viols conjugaux, ces accusations directement écrites à l’écran, trop éprouvantes pour être prononcées à voix haute.

« J’ai vraiment tenu mon mari comme le baromètre, comme le type d’homme ou le type de mari que chaque femme devrait aspirer à avoir », poursuit Isis.

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Depuis, son compte a été purgé de toutes ses anciennes vidéos célébrant l’hypergamie, ce couple où l’un bénéficie du statut social plus élevé que l’autre et romance ce rapport de pouvoir inégal.

Ne reste sur son profil que sa bannière, sur laquelle le slogan « Devenez la femme ultime » résume le but de son contenu : la course vers la bague… et puis, générique de fin.

Et dans l’écran noir qui suit, l’illusion de contrôle vendue aux femmes par l’énergie féminine sombre n’apparaît que plus criante. Car si leur seul pouvoir est celui de choisir la couleur des barreaux de leur cellule, qui est le réel vainqueur ?

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