Lorsqu’Anthony « The Needle Drop » Fantano, youtubeur spécialisé en critiques musicales, partage sur sa chaîne qu’il n’a vraiment pas aimé le dernier album de Drake, c’est pour lui un lundi comme un autre. Il est loin d’imaginer que Drake en personne prendrait le temps de le contacter via Instagram et de lui indiquer qu’il donnait seulement la note de 1 à son existence toute entière, parodiant ainsi le système de gradation sur 10 par lequel Anthony Fantano classe les albums qu’il analyse.
« Moi, je trouve cette affaire drôle parce que Drake n’a pas à se justifier… et pourtant », observe Yara El-Soueidi, journaliste indépendante toute aussi portée sur la critique culturelle. Et pour cause : l’album en question nommé Honestly, Nevermind a inauguré le onzième numéro un du rappeur canadien dès sa sortie et n’a pas souffert par la suite de mauvaises ventes. Voir ce serial médaillé d’or musical descendre de son intouchable piédestal pour s’attaquer spécifiquement à un avis parmi tant d’autres est donc un spectacle pour le moins étrange.
« À mon avis, ça dénote d’une certaine insécurité », diagnostique Yara El-Soueidi, effaré que le rappeur ait partagé lui-même son message, comme s’il s’agissait là d’une victoire contre ses détracteurs.
comprendre le milieu
Mais un critique n’est pas un détracteur, selon la journaliste. Et peut-être est-ce là le noeud du problème : la mauvaise compréhension générale du rôle de critique musical.e. « C’est un métier, précise-t-elle avant toute autre chose. Je ne suis pas là pour démolir, pour être méchante ou pour tuer la carrière des gens. Je suis juste là pour amener des arguments, et je trouve que c’est très important de le faire. » La mission d’un contenu analytique n’est donc pas d’attiser la colère de celui ou celle dont l’oeuvre est analysée, mais plutôt d’amener une réflexion bien bâtie.
le véritable enjeu ne se situe pas dans le ressenti en lui-même, mais plutôt dans la manière dont ce ressenti sera défendu.
Hélas, l’idée reçue est souvent celle du papier rédigé à la hâte et saupoudré de petites punchlines aussi blessantes que gratuites. Le processus que décrit Yara El-Souedi ne manque pourtant pas de rigueur : avant même de coucher un seul mot sur le papier, elle écoute inlassablement l’album — « parce qu’entre une première écoute, une deuxième écoute, une troisième écoute, souvent, il y a des choses qui changent ». Elle varie également ses lieux d’écoute, ses activités connexes et ses plages horaires, car un l’album peut sonner d’une certaine manière le jour puis entièrement différemment la nuit.
Si l’artiste a donné une entrevue promotionnelle dans laquelle il entre en profondeur dans les détails de son album, la journaliste s’y plongera aussi à son tour. À terme, le but est d’avoir toutes les cartes en main pour surpasser ses potentiels biais et se former une opinion des plus complètes. La nature première d’une critique est d’être subjective, ça, elle ne le nie pas. Toutefois, le véritable enjeu ne se situe pas dans le ressenti en lui-même, mais plutôt dans la manière dont ce ressenti sera défendu. « Je ne pars pas de l’hypothèse que c’est mauvais, explique-t-elle. Je commence vraiment avec l’esprit le plus ouvert possible. Mon but, c’est vraiment de faire une critique constructive. »
À armes inégales
De plus, une critique musicale est plus inoffensive qu’elle ne paraît. Simple exemple : lorsque Chance The Rapper a sorti son album The Big Day, en 2019, Anthony Fantano n’a pas rechigné à lui mettre la note de 0. Mais quelque chose de positif pouvait être tiré de ce 0, selon Yara El-Souedi. « Une mauvaise critique, c’est un moyen pour l’artiste de comprendre où ça n’a pas fonctionné, où il y a eu trop d’efforts ou pas assez, ce qu’on aime ou pas », énumère-t-elle, avant d’ajouter : « Au final, la note ne vaut pas grand-chose. »
Pour preuve, nous sommes actuellement en 2022 et Chance The Rapper a poursuivi le cours de sa carrière sans perdre de fans. Une analyse négative n’est donc jamais un trait rouge indélébile sur la trajectoire professionnelle d’un artiste.
La journaliste ne croit donc que moyennement au droit de réponse d’un artiste.
D’autant plus qu’un album mauvais est parfaitement reconnaissable par la personne qui l’écoute sans qu’un article Pitchfork le tienne par la main ou qu’un Anthony Fantano lui chuchote à l’oreille. Lorsqu’un.e artiste s’en prend publiquement à un.e critique musical.e, il donne finalement à à cette opinion bien plus de pouvoir qu’elle n’en possède réellement. Pire encore : il infantilise les auditeurs et auditrices qui se sont fait leurs propres opinions. « Les fans sont capables de faire la part des choses, souligne Yara El-Souedi. C’est prendre ses fans pour des imbéciles que de trop s’attarder à la critique. »
La journaliste ne croit donc que moyennement au droit de réponse d’un.e artiste. En effet, répondre devant des millions de témoins à une analyse rédigée par une personne qui s’est contentée de faire son travail instaure automatiquement un rapport de pouvoir inégal. « Oui, on a une audience, mais elle n’est pas aussi forte que celle des fans, note Yara El-Souedi. Toi, tu fais des millions, moi j’en fais pas. J’ai écrit un article. Voilà. C’est tout. »
Un métier à hauts risques
Et lorsque ces fans en question s’avèrent un peu trop zélé.e.s, il n’est pas rare que la situation tourne au vinaigre. « Il y a eu des cas où un journaliste n’a pas aimé un album et a écrit une critique tout à fait normale, puis les fans se sont fâchés et ont commencé une campagne de harcèlement, relate en ce sens Yara El-Souedi. Il faut faire très attention, surtout dans un monde de réseaux sociaux, où c’est de plus en plus facile d’avoir des communautés de fans qui sont extrêmement engagées et peuvent être menaçantes. »
Yara El-Souedi vit aussi du harcèlement (…). Toutefois, l’impulsion malveillante ne vient pas ici d’un groupe de fans, mais bel et bien de l’artiste même.
Ce n’est pas pour rien, par exemple, que certain.e.s critiques rechignent à analyser les sorties musicales du boysband coréen BTS. En 2019, le journaliste et écrivain américain Chris Stokel-Walker mettait déjà en tweets cette frayeur généralisée dans le monde de la critique. « Les journalistes ont littéralement peur de faire des reportages sur BTS — y compris positivement — parce qu’un mot mal placé est repris et approfondi, et l’auteur est frappé de menaces telles que celles que j’ai reçues ce soir. Tout ça pour avoir fait leur boulot. »
Yara El-Souedi vit aussi du harcèlement, ces derniers temps. Toutefois, l’impulsion malveillante ne vient pas ici d’un groupe de fans, mais bel et bien de l’artiste même — dont elle tait l’identité, malgré de très forts soupçons. Depuis deux semaines, elle a mis son compte Twitter en mode privé pour éviter une attaque soudaine de « bots », soit des profils robots factices, visant à faire disparaître son compte.
Hélas, seul un compte configuré en mode public peut donner à ses articles tweetés la visibilité vitale dont sa carrière nécessite. « Malheureusement, en 2022, être journaliste c’est aussi avoir un certain engagement au niveau de ses articles, surtout quand on est indépendant, car c’est ce qui rapporte des contrats, déplore-t-elle. Ça va vraiment tuer mes chiffres. Je n’arrive pas à m’en sortir. »
Bien que la vigueur de cette cyberattaque soit inédite pour elle — « habituellement, ça part au bout d’une journée, mais là, ça dure depuis deux semaines » — Yara El-Souedi n’est pas totalement surprise par le cours de ces événements. Les harcèlements et prises à partie de journalistes, tous domaines et plateformes confondu.e.s, se sont de plus en plus démocratisées, selon son constat. Toutefois, dans le monde de la musique, la démarche ne manque pas d’audace.
« T’as sorti quelque chose au public, comme moi j’ai sorti quelque chose au public : chacun est dans son droit, revendique la journaliste. Prendre une critique, ça fait partie du métier. »