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Fermez les yeux. Si je vous dis : médecin. Vous voyez quoi ? La plupart des gens répondront : des sous, une belle maison, une grosse voiture. Faux. Ou du moins pas toujours. Avant d’en arriver là, il y a quelques étapes. Parmi elles : l’internat. Pendant cette période, qui s’étend sur plusieurs années, l’étudiant en médecine se spécialise. Il devient chirurgien, pédiatre, médecin généraliste, etc. Théoriquement, l’interne est encore en apprentissage. Il acquiert progressivement des responsabilités médicales, sous la direction d’un senior, plus âgé, qui l’accompagne. Ça, c’est sur le papier. En réalité, c’est un peu plus compliqué.
La crise du covid a souligné le mal être global du personnel soignant à l’hôpital. Manque d’effectif, pression, peu de temps pour les patients, journées à rallonge, stress et j’en passe. Ces maux, les internes en médecine n’y échappent pas. Selon le psychiatre Ariel Frajerman, en 2021, un interne a trois fois plus de risques de mettre fin à ses jours au cours des 3 à 5 ans de son internat qu’un français du même âge.
Posons les choses deux secondes : ces jeunes sont nos futurs docteurs. Ils n’ont pas encore terminé leurs études et pourtant, ils craquent. Rassurant. Pour faire le point sur cette situation déplorable, on a discuté avec 5 internes en pédiatrie à Toulouse qui ont accepté de raconter leur quotidien.
« Ici on est en sous-effectif. Les chefs comme les internes. Donc on est fatigués tout le temps. En fait, on est censé faire des semaines de 48 heures mais clairement on fait plus. J’ai pu facilement aller jusqu’à 70 heures. » Au téléphone, Laura*, 28 ans, en 4ème année d’internat, énumère : « Il m’est déjà arrivé de faire 30 heures d’affilée et d’enchaîner 4 semaines sans vrai jour de repos ». Travailler autant est illégal, mais « pas le choix », dit Elena*, selon qui « sans interne, l’hôpital ne fonctionne pas ». Elle est déjà allée jusqu’à 80 heures par semaine.
Zoé*, en 2ème année d’internat, fait les calculs en direct : « J’avais fait toute la semaine de 8h30 à 22 heures, l’astreinte du week-end, la garde du dimanche… Le max c’était environ 90 heures ». Ces horaires à rallonge varient en fonction du service dans lequel l’interne effectue son stage, mais aussi des gardes et astreintes à assurer. Généralement, les journées restent longues et le rythme soutenu à cause du manque de personnel dans les services. « On fait les sorties, les entrées, l’administratif. On doit penser à chaque patient et à leurs particularités, chaque examen, chaque traitement. Sans arrêt, on a des interruptions de tâches, des demandes, des sollicitations. On travaille dans un stress permanent où il faut accomplir beaucoup de choses en un laps de temps correct sans faire d’erreur. La fatigue physique et la charge mentale sont énormes », raconte Leïla*, en 2ème année d’internat. « Un jour, j’ai craqué. J’étais à bout, je n’arrivais plus à avancer et j’ai explosé en plein vol. Je n’arrêtais pas de pleurer, alors mon chef m’a dit de rentrer l’après-midi car je devais revenir le soir pour assurer ma garde. J’étais lessivée, je ne pouvais plus traiter les infos. Dans ces moments-là, tu vois que tu n’as pas de vie… »
Entre 1800 et 2500 euros par mois
Cet épuisement, d’autres le ressentent aussi. Laura en fait régulièrement les frais. « Pendant un moment, ça m’arrivait de pleurer tous les jours avant d’aller en stage. J’avais aussi des accès de panique à l’hôpital parce que je me disais que je ne pourrai jamais finir le semestre ». Même chose pour Zoé : « Combien de fois j’ai craqué à la moindre difficulté parce que je n’en pouvais plus. La fois où j’ai enchainé trois semaines d’affilée, j’étais écœurée. Dès que je rentrais à l’hôpital, j’avais la nausée. Comme si on me forçait à manger de la purée tous les midis et tous les soirs non-stop ». Pour leur travail, ces internes touchent entre 1800 et 2500 euros en fonction des gardes et des astreintes effectuées. « On est à peine à 2-3 euros de l’heure si on ramène au nombre d’heures de travail », explique Elena, selon qui « tout le monde sait à quelle heure on arrive, mais personne ne sait à quelle heure on repart. »
« Quand tu viens de te taper 24 heures de garde, que t’es dans les vapes, que tu n’as pas mangé ni dormi, tu ne réfléchis plus comme avant. »
Chez l’interne en médecine, la fatigue chronique et les troubles qui en découlent sont fréquents. Selon une enquête rendue publique en 2021 par deux intersyndicales d’internes (l’ISNI et l’Isnar-IMG) et par l’Association nationale des étudiants en médecine de France (Anemf), en quatre ans, deux tiers des participants à l’étude ont fait un burnout, un quart ont subi un épisode dépressif et un cinquième ont eu des idées suicidaires. Unanimement, les cinq internes en pédiatrie l’affirment : leurs conditions de travail mettent en danger leurs patients. « À 8 heures du matin, quand un gosse arrive et que tu viens de te taper 24 heures de garde, que t’es dans les vapes, que tu n’as pas mangé ni dormi, tu ne réfléchis plus comme avant. Tu auras même tendance à terminer la consultation plus rapidement » explique Théo*, en 2ème année d’internat. « Si le patient a une pathologie grave, souvent t’as des réflexes avec l’adrénaline, mais s’il a une maladie insidieuse et difficile à trouver, c’est sûr que tu passes à côté », complète Laura. « C’est simple : essaie de courir le plus vite possible, et au 10ème kilomètre, essaie de calculer 6×15 dans ta tête. Tu verras, c’est dur… Ton cerveau met longtemps à trouver le résultat. Nous, c’est pareil : à 3 heures du matin, on est au ralenti », résume Leïla.
« On m’a appelée pour que je vienne voir la radio. J’ai dit que j’arrivais, mais je ne me suis jamais levée… Je me suis rendormie. »
À cause de ce manque de réactivité lié à la fatigue, des erreurs sont commises et les accidents ne sont jamais très loin. La bonne prise en charge du patient peut alors être compromise, comme le raconte ouvertement Zoé. « Une nuit, à 5 heures du matin, j’ai reçu un patient aux urgences pour des douleurs abdominales. J’ai demandé à ce qu’il fasse une radio pour voir s’il y avait un syndrome occlusif. Il fallait que je sache s’il devait être pris en charge rapidement au bloc, ou pas. Comme la radio était un peu longue, je suis allée me reposer dans la chambre de garde. Trente minutes après, on m’a appelée pour que je vienne voir la radio. J’ai dit que j’arrivais, mais je ne me suis jamais levée… Je me suis rendormie. Je n’ai vu les résultats qu’une heure trente après et il y avait bien un syndrome occlusif. Il ne fallait pas traîner. Ça m’a travaillé longtemps car ce jour-là, j’étais la seule à pouvoir analyser cette radio. Mais j’étais tellement épuisée… ».
Impuissance, résilience. Ce sont les mots auxquels j’ai pensés en entendant la plupart de ces témoignages. Malgré eux, les internes en médecine voient parfois la situation leur échapper. C’est notamment le cas aux urgences, où, là encore, le discours est unanime : les gens ne savent plus ce qu’est une réelle urgence. « On le voit directement avec les statistiques. En hiver, il y a entre 200 et 250 passages et le nombre de patients hospitalisés est de 30 à 50. Ceux-là nécessitent une hospitalisation et des soins importants. Les 150 autres, c’est de la consultation de ville », explique Leïla. « On ne consulte pas pour une fièvre de moins de 24 heures, ni pour un bouton de tique ou de moustique, ni pour un vomissement, ni pour un mal de gorge », énumère-t-elle. « Les gens veulent tout, tout de suite. Ils viennent voir des spécialistes pour un rien et veulent le meilleur sans réfléchir aux conséquences », ajoute Théo. « Outre le fait qu’il y a une demande énorme, il y a aussi une exigence de moyens. Ils veulent qu’on mette le paquet pour trouver, exigent des réponses, et il y a intérêt que ça marche », raconte Elena, qui ressent parfois de la pression venant de ses patients. « Ça m’est déjà arrivé que certains me hurlent dessus parce qu’ils n’étaient pas satisfaits de leur prise en charge. C’est blessant et fatigant. »
« On te force à avoir l’habitude d’être dans le dur. D’abord avec la PACES, puis l’externat, et ensuite avec l’ECN. Il faut que tu sois résilient. »
Face à ces situations, les cinq internes aimeraient être mieux accompagnés. À l’hôpital, les supérieurs sont aussi en sous-effectif. Débordés, leur présence aux côtés des internes n’est parfois pas assurée. Mais certains considèrent également que cette situation est une normalité. « Il y a des chefs qui sont de la vieille école et qui trouvent ça logique d’être dans la difficulté et de passer toute sa vie à l’hôpital. Ils ne comprennent pas qu’on aspire à autre chose », explique Laura. Selon elle, ce genre de pensée est propre au monde médical : « Je pense qu’il y a une sorte de “Je l’ai fait alors pourquoi pas toi ?”. En médecine, on a vraiment cette culture du travail acharné et de la souffrance. Ta vie, c’est l’hôpital, ton temps libre, c’est l’hôpital. Par exemple, depuis deux ans on a des repos de garde et certains chefs plus âgés, qui ont connu une autre époque, ne trouvent pas ça normal que ça existe. À leurs yeux, si on prend un repos, c’est qu’on est des feignants. » Le sentiment est partagé par Zoé qui, de la part de certains supérieurs, a entendu des discours tels que : « C’était pire avant », « Ne vous plaignez pas ». Elle se sent frustrée, agacée. Théo constate également cette culture de la difficulté : « On te force à avoir l’habitude d’être dans le dur. D’abord avec la PACES, puis l’externat, et ensuite avec l’ECN. Il faut que tu sois résilient. Tu dois être dans le boulot, t’oublier et oublier tes limites, c’est comme ça. »
Les conditions de travail difficiles des internes en CHU sont un fait. Chacun gère les choses à sa façon, et tente d’avancer au mieux. Théo, par exemple, se considère chanceux. Il arrive à se préserver mentalement. « Je suis quelqu’un d’optimiste. Je n’ai jamais vraiment eu de gros moments de déprime. Je me dis aussi que je ne suis peut-être pas encore tombé sur les stages les plus compliqués. On verra… ». Parmi les cinq témoignages reçus, Théo est le seul à tenir ce discours. Pour les autres, la difficulté du quotidien a parfois fragilisé la passion des débuts.
« Je ne vois plus le sens de mon métier. Hier, avant ma garde, j’étais encore en train de pleurer et de vouloir changer de job. J’étais à deux doigts de me mettre en arrêt »
« Je crois qu’on s’est tous posé la question : partir ou rester. Plusieurs fois, ça m’a traversé l’esprit et j’ai eu envie de tout envoyer bouler. Mais je ne peux pas. Si j’arrête, je laisse tomber mes co-internes, mes amis. Ils devront se taper mon travail en plus du leur et ça, ce n’est pas possible. Ce n’est pas l’envie qui manque, mais la possibilité de le faire », déplore Elena. Même sentiment du côté de Leïla qui n’arrive pas toujours à envisager positivement l’avenir. « De plus en plus, je ne vois plus le sens de mon métier. Hier, avant ma garde, j’étais encore en train de pleurer et de vouloir changer de job. J’étais à deux doigts de me mettre en arrêt, mais je culpabilise de quitter le navire alors qu’il est en train de couler. Je culpabilise d’expédier mes patients, je culpabilise des faire des erreurs, je culpabilise de prendre du temps pour moi. C’est dur. Je manque de courage, je crois. Puis je me dis aussi que je ne veux pas perdre mes 9 ans d’études. Que si je pars je n’aurais plus rien. Je n’arrive pas à me projeter, et honnêtement, j’ai peur de craquer. »
« Aidez-nous. L’hôpital meurt à petit feu, avec ses soignants dedans »
Face à aux difficultés qui s’accumulent, les choses bougent lentement. Plusieurs fois, les différentes promotions d’internes en pédiatrie à Toulouse ont tenté de se mobiliser : appel aux journalistes, lettres à l’ARS, rendez-vous avec la médecine du travail, grèves etc. Rien n’y fait. En parallèle, les chefs demandent chaque année plus d’internes pour combler les manques. Mais, là encore, ils font face à un mur. Et l’inquiétude des cinq interrogés va plus loin. Ils craignent pour l’ensemble du système hospitalier public. Pour certains, ce n’est même plus un risque, mais une fatalité. Face à ce désastre programmé, ils protestent et continuent d’espérer. « Aidez-nous. L’hôpital meurt à petit feu, avec ses soignants dedans », conclut Leïla.
*Les prénoms ont été modifiés pour préserver l’anonymat.