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La country s’apprête-t-elle enfin à changer de disque ?

Par
Sarah Dahan
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Symbole de la musique américaine par excellence, la country a construit son mythe sur un imaginaire traditionnel, redneck, blanc et masculin. Mais en réalité, le genre n’a jamais cessé d’osciller entre conservatisme et progressisme.

Depuis plusieurs années la country montre un nouveau visage et un nouveau son, plus moderne et ouvert d’esprit. Signe qui ne trompe pas, Beyoncé s’empare du genre dans son nouvel album à venir, Cowboy Carter, et ravive au passage des passions et des tiraillements éminemment américains. Décryptage.

Mais c’est quoi la country ?

Pour Stephanie Vander Wel, professeure de musicologie à l’université de Buffalo et autrice du livre Hillbilly Maidens, Okies, and Cowgirls: Women’s Country Music, 1930-1960, la country est de la musique populaire et comme toute musique pop elle recouvre une myriade de variantes et de sous-genres, parmi lesquels on trouve le « hillbilly », la bluegrass et le honkytonk.

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Et c’est dans la musique « hillbilly », termegénéralement utilisé pour désigner un « péquenaud » ou encore un « plouc », qu’on trouve l’origine de ce qu’on l’on nomme communément la country. Elle est née dans les années 20 dans le sud des Etats-Unis, vers le sud des montagnes Appalaches et ses environs, c’est-à-dire le Tennessee, le Kentucky, l’Alabama, le Mississipi et la Georgie. Avec les années sont venues s’agréger les influences texanes et mexicaines.

Bien qu’elle s’inspire du blues et du gospel, elle est chantée par la classe ouvrière blanche et rurale, c’est-à-dire les grands oubliés des « années folles » et de l’industrialisation urbaine. Guitares, banjos, violons accompagnent les complaintes de ces chanteurs sudistes minés par la pauvreté et la galère.

Le genre devient de plus en plus populaire en Amérique avec l’apparition de la musique enregistrée au mitan des années 20 et a pour première star un natif du Mississipi qui répond au nom de Jimmie Rodgers. Surnommé le « père de la country », il est notamment connu pour sa pratique du yodel (on vous invite à visionner des vidéos youtube sur le sujet car c’est tout bonnement impossible à décrire). Rodgers meurt prématurément à 35 ans, en 1933, et avec lui disparait la première émanation de la country.

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Entre-temps, la Grande Dépression est passée par là et l’Amérique a plus que jamais besoin de rêver. Le chanteur country en salopette poussiéreuse ne fait plus recette alors les pontes du genre basés à Nashville dans le Tennessee s’inspirent du look et de la mythologie des cow-boys d’Hollywood.

A partir des années 30 les chanteurs country arborent des grands chapeaux, des bottes en cuir. L’imagerie country prend la forme d’un homme libre, et viril, qui vagabonde au gré de ses envies avec son cheval et sa guitare.

Mais à la fin des années 40, Hank Williams vient bouleverser le genre en apportant un storytelling plus personnel, il chante ses tourments personnels, ses démons, ses peurs et ses espoirs, et devient ainsi le chantre de la country moderne.

Mais si la country ne cesse d’évoluer, elle se fait néanmoins ringardiser dès les années 50 par le rock’n’roll dont la figure de proue est le jeune Elvis Presley.

Alors Nashville, capitale de la country, décide de riposter dès les années 60 et met au point le « Nashville Sound ». Moins de banjo, plus de son « pop » et enfin et surtout, du glamour à base de strass et paillettes dans tous les sens.

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La country « contemporaine » et les aspirations progressistes

Dans les années 60, Johnny Cash devient la star du genre et son style détonne avec celui de ses pairs masculins qui la jouent macho et gardiens des valeurs conservatrices. Vêtu de noir, il est d’ailleurs surnommé «Man in black » pour mieux symboliser toutes les souffrances du monde, il façonne un son minimaliste et des thèmes d’espoir et de rédemption. Fervent soutien des outsiders et des laissés pour compte, il donne des concerts dans les prisons de Folsom et de San Quentin et est par ailleurs un fervent défenseur des droits des Natifs américains.

A la même époque émergent plusieurs voix country qu’on n’avait pas entendues auparavant : celles des femmes. Dolly Parton, originaire des « Great Smoky Mountains » du Tennessee se fait remarquer par son look de barbie bombo « larger than life » et par son songwriting tout en émotion et intelligence. Alors qu’elle est relayée au rang de potiche blonde au sein de l’émission télévisée « The Porter Wagoner Show » elle écrit la chanson Dumb Blond en guise d’avertissement à ses détracteurs : ne la prenez pas pour une cagole blonde décérébrée.

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En 1968 elle persiste et signe Just Because I’m A Woman, qui n’est rien d’autre qu’un hymne à l’égalité des sexes.

Elle signe par la suite des classiques comme Jolene ou I Will Always Love You qui transcendent les genres et les époques et fait voyager la country dans le monde entier. Dans son sillon on trouve aussi plusieurs chanteuses qui chantent leur vie de femmes dans les années 60 et 70. Parmi celles-ci il y a Patsy Cline, Tammy Wynette qui marque les esprits avec la chanson D-I-V-O-R-C-E et Loretta Lynn qui plaide pour le droit des femmes à disposer de leur corps comme elles le souhaitent avec la chanson The Pill.

Dans les années 90, les femmes font aussi les beaux jours de la country grâce notamment au groupe texan The Dixie Chicks. Les grands espaces, les cowboys mais aussi l’amour sont les thèmes récurrents du groupe qui trouve un énorme écho auprès du public américain et vend des millions d’albums.

Mais en 2003 tout s’effondre et les membres du groupe deviennent les parias du milieu de la country et pire encore, du pays.

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Lors d’un concert à Londres, la chanteuse Natalie Maines déclare qu’elle est contre l’invasion américaine à venir de l’Irak et se dit honteuse de venir du même État que George W.Bush. S’ensuivent alors de nombreux boycotts de la part de membres du public et de l’industrie qui se réclament républicains et patriotes, mais le groupe résiste à la pression et renoue avec le succès quelques années plus tard.

En 2020, le groupe se renomme The Chicks, et laisse tomber le terme « Dixie » trop connoté sudiste, raciste et nostalgique de l’époque de la ségrégation raciale.

Taylor Swift, 17 ans, révolutionne le genre

En 2006 c’est la jeune Taylor Swift, âgée de 17 ans, qui va révolutionner la country et la populariser comme jamais. Elle est en effet la première à s’adresser à un public adolescent, de son âge, et à conter ses tourments amoureux sur fond de banjos. Avant d’amorcer son virage pop en 2014 avec l’album 1989 et de rencontrer le succès que l’on connaît, Swift a signé quatre albums aux accents country qui ont clairement rajeuni le genre tant par les thèmes évoqués que par l’univers qu’elle a développé dans ses clips.

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Kacey Musgraves, issue de la même génération que Swift est devenue l’une des nouvelles stars de la country. Elle aussi s’évertue à apporter un vent de fraicheur au genre et à lui apporter des sonorités pop. Par ailleurs, elle n’hésite pas à afficher son soutien aux communautés LGBTQ+ et ce, dès son premier album Same Trailer Different Park sorti en 2013. Dans son tube Follow Your Arrow elle chante “make lots of noise, kiss lots of boys, or kiss lots of girls if that’s something you’re into … just follow your arrow wherever it points” tant et si bien que la chanson est devenue un hymne gay. Elle est depuis apparue dans l’émission télé Rupaul’s Drag Race et a collaboré avec des artistes queer tels que Troye Sivan, MUNA ou encore King Princess. Autant dire que sa seule présence est une petite révolution en soi au sein du milieu country.

Plus surprenant encore, l’un des plus grands tubes mondiaux de 2019, Old Town Road, est un hymne country… signé par un rappeur noir et gay, Lil Nas X, en duo avec un vieux taulier, et accessoirement père de Miley Cyrus, Billy Ray Cyrus.

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La chanson atteint la première place du Billboard Hot 100, le classement des singles les plus vendus aux États-Unis et avec 17 semaines passées à la première place, la chanson bat le record de durée détenu jusqu’alors par One Sweet Day en 1995 de Mariah Carey et Boyz II Men, et Despacito en 2017 de Luis Fonsi et Daddy Yankee.

Fait non négligeable, la chanson n’est pour autant pas recensée dans les charts « country », montrant ainsi que les gardiens du temple ne sont pas aussi ouverts que le public.

Stephanie Vander Wel nous explique que l’industrie country va tout simplement à rebours de la société : « Le marketing de l’industrie country veut en faire une musique qui regarde vers le passé, calquée sur la culture folk blanche. Les pontes du genre veulent romantiser une vision passéiste, et résolument passée, d’un style né il y a 100 ans. Je pense qu’il est nécessaire de challenger les gardiens du temple, et plus particulièrement les programmateurs radios qui croient être les seuls à pouvoir définir ce qu’est la country ou pas. »

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Cela explique sans doute pourquoi, malgré le fait que les femmes aient largement contribué à la popularisation de la country, à son économie et à sa diffusion à travers le monde, le genre est encore et toujours associé à un monde d’hommes aux idées rétrogrades. Même Beyoncé en a récemment fait les frais…

Le cas Beyoncé

En février dernier Beyoncé a sorti deux nouveaux singles , Texas Hold’ Em et 16 Carriages, mais une station de radio country d’Oklahoma, KYKC, a refusé de diffuser sa musique à la demande des auditeurs. Le refus du directeur de la station était simple : « Nous ne diffusons pas Beyoncé sur KYKC car nous sommes une station de musique country. »

Pourquoi Beyoncé n’aurait-elle pas le droit de faire de la country ? Après tout, elle vient du Texas et avait déjà fait une incursion dans le genre en 2016 avec le titre Daddy Lessons présent sur l’album Lemonade.

Après des centaines d’emails et d’appels téléphoniques de fans en colère, KYKC a finalement ajouté le titre Texas Hold’ Em de Beyoncé à sa playlist.

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Pour Marcus Collins, auteur spécialisé en pop culture et marketing, cette réticence n’est pas simplement excluante mais elle illustre aussi un cas typique d’appropriation culturelle. En effet, la musique country puise ses racines dans la musique noire comme le jazz et le blues.

Pour Stephanie Vander Wel il ne fait aucun doute qu’un certain racisme règne dans l’industrie de la country, qui a par ailleurs toujours voulu effacer le peu de représentants noirs au sein de celle-ci, tout comme elle a voulu effacer les femmes.

Il semble donc que rien n’a vraiment changé depuis le « TomatoGate » de 2015 qui avait secoué le milieu. Cette année-là, Keith Hill, un consultant en radio avait déclaré en interview pour la revue Country Aircheck Weekly : « Si vous voulez faire de bonnes audiences sur les stations country, il faut enlever les femmes. Pour qu’une station réussisse il ne faut pas plus de 15% de femmes dans les playlists, et jamais deux à la suite. Les femmes sont comme les tomates, il faut les utiliser avec parcimonie ». Charmant, et bien évidemment, ces chiffres étaient tout droit sortis de son chapeau de cowboy crasseux.

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Selon The New Yorker, la proportion de femmes jouées sur les stations de radio country est passée de 33 % en 2000 à 11% en 2023. Et les femmes noires ne représenteraient que 0,03%.

La reprise à la sauce country du tube Fast Car de Tracy Chapman par Luke Combs a valu à cette dernière d’être la première compositrice noire à atteindre la 1ère place des charts country. En 2023, donc.

Leur prestation commune lors des Grammy Awards en février dernier a été l’un des moments les plus marquants de la cérémonie, et a montré que l’Amérique blanche et l’Amérique noire pouvaient vibrer ensemble à l’unisson. Et avec la sortie du nouvel album de Beyoncé, on peut résolument croire que l’essai sera transformé.

Il ne reste plus qu’aux vieux cowboys à en prendre de la graine…