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La colère et moi

« Toute ma vie, j’ai préféré me taire et m’oublier pour éviter les conflits que d’endurer la colère de quelqu’un. »

Par
Marie-Hélène Racine-Lacroix
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Je pense que j’ai un problème de colère. En fait, j’ai un problème de pas-de-colère. J’ai énormément de mal à me fâcher. Pourtant, il y a plein de choses que je trouve énervantes, comme l’aveuglement du monde devant le racisme systémique ou les coins en métal de ma base de lit qui m’arrachent la petite peau des talons deux fois par semaine. Même quand quelqu’un dépasse mes limites, je préfère me sauver que mettre mon pied par terre et oser monter le ton.

Quand j’étais enfant, la colère ne faisait pas vraiment partie de ma gamme d’émotions, même si j’étais déjà particulièrement émotive. Quand j’étais témoin de la colère de quelqu’un, ou même d’un ton un peu trop agressif à mon goût, j’étais bouleversée. J’ai vite décidé que la colère était une émotion inconditionnellement négative.

Je serais incapable de me souvenir de ce qui a provoqué ma colère les rares fois où je me suis moi-même fâchée, mais je me souviens d’avoir détesté le sentiment.

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Je serais incapable de me souvenir de ce qui a provoqué ma colère les rares fois où je me suis moi-même fâchée, mais je me souviens vivement d’avoir détesté le sentiment. Je me sentais dépassée par les émotions, comme si j’en étais trop pleine. Je détestais cette perte de contrôle qui m’envahissait; un enfer pour l’enfant anxieuse que j’étais. J’allais, plus ou moins consciemment, décider d’éviter la colère à tout prix.

J’étais aussi une sœur aînée qui allait vite prendre le rôle de la régleuse de conflit. Mes parents, tous deux enseignants, nous ont aussi appris que la colère n’était pas la bonne façon de communiquer nos émotions et qu’il fallait faire de belles phrases en « je ». Je suis d’accord, mais je pense que ma petite tête d’enfant sensible a pris ça trop au sérieux.

Même si l’éducation n’était pas particulièrement genrée chez nous, je me demande aussi si la manière dont on éduque les personnes assignées femmes à la naissance n’a pas eu un impact aussi sur ma perception de la colère. Comme une éponge, j’ai absorbé le message de la culture populaire du début des années 2000 : une fille, c’est plein d’émotions, mais pas de la colère. Chez ceux élevés comme garçons, la colère est parfois tristement laissée comme seule émotion valide. Je me demande si tout ça a contribué à mon aversion pour la colère, la mienne et celle des autres, qui me suit encore aujourd’hui. Toute ma vie, j’ai préféré me taire et m’oublier pour éviter les conflits que d’endurer la colère de quelqu’un.

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Maintenant, comme adulte, ma vision de la colère est évidemment beaucoup plus nuancée. Je comprends pourquoi certain.e.s se fâchent, et ça m’énerve profondément quand on utilise la colère des communautés marginalisées pour invalider leurs revendications. D’un autre côté, la colère continue tout de même à me terroriser, surtout celle des personnes plus conservatrices. Je la vois se propager et contribuer à la violence de la montée de l’extrême droite et j’en suis paralysée de peur.

Je me demande aussi si la manière dont on éduque les personnes assignées femmes à la naissance n’a pas eu un impact aussi sur ma perception de la colère.

Quand j’ai commencé l’écriture de ce texte, je ressentais une certaine jalousie envers les gens capables de vivre et de comprendre leur colère. Alors que la mienne me paralyse et se transforme rapidement en angoisse, j’envie celleux qui sont capables de monter le ton et de répondre fermement aux injustices. Je réalise maintenant que ma perception était tordue. Je projetais mes propres insécurités sur un fantasme imaginé de la féministe parfaite que j’aimerais être. J’aimerais être vive et avoir un sens de la répartie pour lancer des répliques cinglantes aux grandes conneries des misogynes. Mais la vérité, c’est que peu importe mon éducation ou la société, je n’ai pas cette fibre-là.

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Une partie de moi craignait aussi que ma sensibilité soit un obstacle, puisque j’ai tendance à ne pas m’accorder la même empathie que j’offre aux gens qui me blessent. Une partie de moi se disait que j’aimerais pouvoir m’en foutre, que ça me paraît tellement plus simple. Dans le fond, j’étais en train de tomber dans le piège que peut être la colère. Je suis fatiguée et j’aimerais que tout soit plus facile. Je percevais naïvement la colère comme plus simple que toutes mes émotions tourbillonnantes.

Il était aussi complètement erroné de percevoir ceux et celles que j’encense comme étant simplement « en colère ». Ils sont, au contraire, capables de surmonter ce qui les fâche avec leur brillance et sont probablement simplement meilleurs pour garder leur calme que moi. Certains sont aussi obligés de monter le ton, faute d’écoute de la part de leurs oppresseurs. J’ai toujours été le genre de personne à trouver la réplique parfaite à une chiennerie cinq heures trop tard, et ça ne changerait pas magiquement si j’étais soudainement en meilleure connexion avec ma colère.

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Dans le fond, je n’ai pas besoin d’être plus fâchée. J’ai besoin de mieux reconnaître comment la colère s’exprime déjà en moi et de ne pas m’oublier. J’ai besoin de me donner le droit d’être fâchée, sans nécessairement découvrir ma She-Hulk intérieure. J’ai besoin d’accepter que, de toute façon, certains me colleront l’étiquette d’hystérique. Peu importe comment, j’aborde mes opinions doucement, alors que j’ai le droit de laisser deux ou trois répliques un peu cinglantes passer de temps en temps.