.jpg)
La chute de l’empire Diddy : quand les bourreaux se font victimes
Même si vous ne connaissez pas cette histoire, vous l’avez probablement déjà entendue des centaines de milliers de fois. Après tout, ses personnages sont interchangeables – Johnny Depp, R.Kelly, Gérard Depardieu, Harvey Weinstein… choisissez votre bourreau.
Mais sa finalité, elle, demeure toujours la même : avec la victime au centre, avachie sous le poids d’une humiliation publique qui, dans un monde meilleur, serait réservée à son agresseur.
Pour l’histoire d’aujourd’hui, notre protagoniste se nomme Sean Combs, plus connu sous son nom d’artiste Diddy – ou P.Diddy, ou Puff Daddy, ou Puffy, ou Love. Du haut de ses 53 ans, Diddy était jusqu’à tout récemment le deuxième rappeur le plus riche au monde (derrière Jay-Z).
Son empire entrepreneurial s’étendait à perte de vue et dans plusieurs domaines : musique (Bad Boys Records), média (le réseau télévisuel Revolt), alcool (Cîroc, DeLeón), mode (Sean John) ou encore académique (l’école primaire Capital Preparatory Harlem).
Un CV à rallonge, donc… à l’image de son casier judiciaire depuis fin 2023.
En effet, le 16 novembre, une plainte explosive déposée par son ex-compagne, la chanteuse Cassie – de son vrai nom Cassandra Ventura –, est rendue publique.
Dedans, Cassie y détaille un récit horrifique s’étendant sur les treize années qu’elle a passées aux côtés de Diddy.
.jpg)
Selon ses dires, le rappeur aurait exercé un contrôle sur toutes les sphères de sa vie (habillement, déplacements, contacts, finances, santé), violentée quotidiennement et quelques fois devant témoins, droguée à répétition et forcée à des rapports sexuels filmés avec des travailleurs du sexe. Il aurait également fait exploser la voiture de quiconque manifestait un supposé intérêt amoureux envers elle et entretenu un climat de terreur constant pour la dissuader de parler ou de s’enfuir.
Aussitôt, la nouvelle de sa plainte fait l’effet d’une bombe et les marques de soutien envers Cassie se multiplient, que ce soit au sein de l’opinion publique comme chez d’anciens collaborateurs de Diddy. Le rappeur et chanteur Kid Cudi confirme même du bout des lèvres qu’après avoir approché Cassie en 2012, Diddy aurait effectivement fait exploser sa voiture.
Le lendemain de la plainte, la situation change du tout au tout. Une entente à l’amiable entre les deux parties est annoncée, enterrant la plainte, moyennant une somme inconnue versée à Cassie.
Sur les réseaux sociaux, le vent de sympathie tourne, les réactions générales oscillant entre la déception pour ce combat inabouti et la moquerie.
Certains accusent même Cassie d’avoir menti ou instrumentalisé des faits réels dans le seul et unique but de mettre la main sur la fortune de Diddy. Or, la chanteuse a tout simplement profité des dernières prolongations de la loi new-yorkaise Adult Survivors Act permettant essentiellement aux victimes d’agressions sexuelles de porter plainte, qu’importe l’année où le crime a été commis.
Personne n’aurait également pu prévoir l’effet domino que cette fameuse plainte produirait sur l’empire Diddy. En effet, depuis que Cassie a ouvert la voie, cinq nouvelles plaintes ont vu le jour, culminant en un raid spectaculaire de plusieurs propriétés du rappeur par les agents du Département de la Sécurité intérieure des États-Unis.
Mais si ce chaos touche l’ensemble de l’entourage du rappeur tout en déchaînant les passions virtuelles, une seule personne semble exempte de toute responsabilité aux yeux d’Internet : Diddy lui-même.
Mémoire sélective
Il suffit d’observer les réactions que suscitent la plainte qui, des cinq, est sur toutes les lèvres, soit celle déposée par le producteur de musique Rodney « Lil Rod » Jones après avoir travaillé sur le dernier album de Diddy, The Love Album, de septembre 2022 à novembre 2023.
Sur soixante-dix pages de document s’empilent des griefs contre le rappeur, son équipe et ses proches qui, sans toutefois être confirmés, font écarquiller des yeux.
On parle ici de trafic sexuel de personnes mineures, d’avoir intoxiqué des travailleuses du sexe à leur insu en vue d’avoir des rapports sexuels non consentis, de trafic de stupéfiants (chaque proche de Diddy devait, selon Lil Rod, avoir en tout temps une pochette contenant les drogues de choix du rappeur), menaces, intimidation, chantage, mais aussi harcèlement et attouchements sexuels de la part de Diddy et de son entourage sur Lil Rod.
Mais dans tout cela, que retient Internet ? Que la plupart des copines publiques de Diddy seraient en fait des travailleuses du sexe payées mensuellement, la section « et toute tâche connexe » de leur contrat stipulant qu’elles devraient aussi transporter sa consommation pour lui en tout temps.
C’est ainsi que sa dernière partenaire en date, la rappeuse Yung Miami, se retrouvera noyée sous une avalanche de ricanements teintés de slut-shaming suivant la publication de la plainte de Lil Rod, au point d’être forcée à se défendre sur les réseaux sociaux.
Que va également retenir Internet ? Que Diddy peut avoir, et surtout maîtriser, toutes les femmes qu’il veut, que ce soit par l’argent, par l’influence ou par la menace.
Et cet abus de pouvoir ne suscitera pas une révolte, loin de là, mais plutôt une sorte d’admiration silencieuse et tordue envers ce presque-Dieu qu’aucune loi ne peut freiner et qu’aucun scandale ne peut totalement entacher, pas même celui-ci.
C’est pourquoi, sur les réseaux sociaux, l’affaire Diddy est souvent traitée de la même manière que le procès hyper médiatisé opposant Johnny Depp et Amber Heard, c’est-à-dire comme un divertissement passager. Un spectacle, somme toute.
Certes, les collaborateurs ayant enrichi Diddy coupent à présent les ponts avec lui, et il est vrai aussi que certains faits dénoncés sont probablement si incriminants que la justice n’aura d’autres choix que de faire son travail, mais le rappeur sait que s’il y a bien un tribunal où il peut gagner, c’est sur celui des réseaux sociaux.
Sur Internet, Diddy incarnera toujours un fantasme de pouvoir absolu qui, tant que les internautes s’y projetteront, sera protégé coûte que coûte.
C’est pourquoi, au cœur de ce tumulte, Diddy peut être vu en train de faire du vélo et de prendre des photos avec des fans (oui), l’air très peu inquiet.
Et pourquoi le serait-il ?
Le vrai crime
Dans la série « Qu’a retenu Internet ? », comment pourrait être oubliée la véritable traque homophobe enclenchée par la plainte de Lil Rod ?
Elle commence lorsque le producteur mentionne au passage que Diddy aurait des relations sexuelles avec « un rappeur de Philadelphie qui a été avec Nicki Minaj » et un chanteur qui « a joué pendant le Super Bowl et a eu une résidence à succès à Vegas ».
Un plus un est égal à deux; il n’est donc vraiment pas ardu pour les fans de rap et de RnB de deviner que le rappeur Meek Mill et le chanteur Usher se dissimulent derrière ces énigmes.
Toutefois, plutôt que de prendre conscience de l’information et de passer à autre chose, Internet enfilera son chapeau de détective pour chercher un peu partout des sortes de « preuves d’homosexualité » chez Diddy et son entourage… quitte à les inventer.
Parmi ces « preuves », on retrouve un enregistrement audio d’ébats intimes entre deux hommes que l’on identifiera sans preuve réelle comme étant Diddy et Meek Mill, une scène floue tirée d’un film pornographique gai où Lil Rod lui-même confondra dans sa plainte l’acteur D’Angelo Marquis avec Stevie J, un collaborateur de Diddy, et la résurgence soudaine d’archives vidéo où Diddy aurait eu des comportements « suspects » (ou « sus », comme il est souvent abrégé) envers Usher, Mike Tyson et même un tout jeune Justin Bieber.
Cependant, le crime dénoncé n’est jamais celui d’une possible inconduite sexuelle, mais plutôt celui de l’homosexualité dans le monde du rap où le mot « gai » est traditionnellement synonyme de faiblesse et d’impuissance.
.png)
« J’ai le droit de dire que je ne suis pas gai et je piétinerai tous ceux qui jouent avec ma virilité », se défend d’ailleurs Meek Mill sur X face à ces rumeurs, reliant tout ce qui ne serait pas hétérosexuel à une trahison envers sa masculinité.
Voici donc, ironiquement, le seul crime dont Diddy est ouvertement accusé, l’homosexualité étant aux yeux d’Internet et du monde du hip-hop, un péché encore pire qu’un probable trafic de jeunes filles mineures.
Et, tout comme l’explique de façon limpide le journaliste Andre Gee dans Rolling Stone, la conversation autour des agressions sexuelles masculines ne peut avancer dans une bonne direction si elle est constamment obstruée par un écran de fumée homophobe.
« Nous sommes toujours si fascinés par l’homosexualité qu’elle prime sur les agressions sexuelles. Qu’est-ce que cela dit sur nous ? Combien d’hommes ne dénonceront jamais leurs abus en raison de la stigmatisation qui persiste encore dans certains milieux à l’encontre de la communauté LGBTQ ? Une telle homophobie ne profite qu’à ceux qui continuent de violer les gens dans l’ombre », écrit-il.
Diddy restera Diddy
Ce qui nous ramène donc à la question de départ : qu’en est-il de Diddy? Car même dans les tranchées de l’homophobie, il s’en sort avec des souliers bien moins boueux que ceux de ses possibles victimes.
Tout comme ce fut le cas avec le chanteur R.Kelly, dont les inconduites sexuelles systématiques envers de jeunes filles mineures étaient connues au point de devenir des inside jokes, puis des condamnations réelles en 2022 et 2023, des rumeurs à propos de Diddy circulaient également plusieurs décennies plus tôt.
Mais jusqu’à maintenant, les feux étaient éteints par de simples haussements d’épaules accompagnés de rictus embarrassés pour dédramatiser la situation.
« Tu sais, Sean sera Sean », aurait ainsi répondu la haute dirigeante du label de Diddy, Kristina Khorram, après que Lil Rod lui ait fait part des attouchements répétitifs du rappeur.
« [Il te] montre qu’il t’apprécie », aurait-elle poursuivi, qualifiant ces actes de « taquineries amicales ». Rien que ça.
Dans une autre forme de relativisation lugubre, on viendra parfois opposer les accusations d’une victime au talent de son bourreau, comme si ce dernier élément suffisait à justifier, voire effacer les méfaits commis.
Le président français, Emmanuel Macron, n’avait pas hésité à le faire avec l’acteur Gérard Depardieu, dénonçant une « chasse à l’homme » envers celui dont il est un « grand admirateur ». Le même mois, des images de Gérard Depardieu tenant toutes sortes de propos obscènes envers femmes et enfants étaient révélées par l’émission Complément d’Enquête.
Maintenir le bourreau en place participe donc à conserver un certain équilibre social.
Et c’est pourquoi quiconque viendrait à briser cet équilibre sera aussitôt vu comme l’ennemi à abattre.
C’est aussi pourquoi la rappeuse Megan Thee Stallion s’est vue être insultée, harcelée, moquée et ridiculisée après s’être fait tirer dessus par le chanteur canadien Tory Lanez. Et bien que celui-ci soit désormais condamné à 10 ans de prison pour l’offense, ses fans font payer à Megan le fait d’avoir été dans la trajectoire de son arme et de les priver désormais de leur artiste préféré. Surprise, surprise : Drake s’est également joint à la vague de harcèlement.
La chute de l’empire Diddy est donc une histoire qui se répète, mais pour la dignité des victimes, espérons cette fois-ci un plot twist.