Un soir de novembre 1983, deux jeunes artistes originaires de la Nouvelle-Angleterre, Peter Laird et Kevin Eastman, prennent une bière en griffonnant des idées. Kevin désire créer un personnage influencé par Bruce Lee et dessine à la blague une tortue armée de nunchakus. Le reptile à carapace incarne selon lui l’animal le plus éloigné de l’agilité d ’un ninja.
Voilà comment une simple blague entre amis a donné naissance à l’un des univers les plus emblématiques de la culture pop contemporaine.
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Trente-neuf années plus tard, Kevin Eastman est l’une des têtes d’affiche du dernier Comiccon de Montréal. Si certaines vedettes hollywoodiennes ont attiré les foules, la venue du cocréateur des Tortues Ninja a généré un engouement d’une tout autre ampleur.
Survol d’un phénomène insoupçonné.
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Mai 1984. À la suite du croquis original, les deux collaborateurs développent un univers plus élaboré où la tortue s’entoure de trois frères. La plaisanterie se fait plus sérieuse, mais demeure une caricature de la série Daredevil. Avec l’aide financière de l’oncle de Kevin, le duo publie le premier tirage à 3000 exemplaires de Teenage Mutant Ninja Turtles. Un nom qui ne laisse personne indifférent.e.
Dès sa sortie, le comic en noir et blanc aux textures sombres trouve un public adolescent et adulte qui en raffole. Il sera réimprimé à cinq reprises.
1985. Les précommandes du deuxième numéro atteignent 15 000 copies avant même sa parution.
1987. Après neuf volets aux tirages chaque fois plus volumineux, Eastman et Laird décident de s’associer avec une compagnie d’octroi de licences californienne pour ouvrir les mutants à un plus grand marché. Les premiers épisodes de la série télévisée sont diffusés au moment où entrent en production les fameuses figurines qui accompagneront toute une jeunesse.
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Alors que les Tortues s’adressaient d’abord à un lectorat d’initié.e.s, la violence qui persille le récit et l’esthétique lugubre des débuts s’adoucissent pour mieux charmer le public télévisuel. Leonardo, Donatello, Raphael et Michelangelo se colorent et échangent la bière contre la pizza.
Le dessin animé devient rapidement l’un des plus regardés aux États-Unis, nez à nez au sommet avec les Simpsons. Le succès des disciples de Splinter retentit aussi bien sur le continent nord-américain qu’au Japon.
1988. Les jouets arrivent en magasin et c’est un grand chelem marketing. Les aventures des Tortues se déclinent en un nombre incalculable d’itérations différentes : figurines, boîtes à lunch, pyjamas, céréales, brosses à dent, pantoufles, jeux vidéo. La liste est interminable et incarne parfaitement l’âge d’or des produits dérivés.
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1990. Le premier de six longs-métrages prend l’affiche et triomphe au box-office. Les justiciers verts gravitent autour des tropes d’une époque en ébullition : avec un soupçon d’orientalisme, ils roulent en skateboard, se font livrer des pizzas, se bagarrent dans un New York malfamé et squattent l’underground. Les Tortues sont flamboyantes, excentriques, la définition même du cool, un nouveau mot à la mode avec la montée de la culture MTV.
L’immense succès attire toutefois son lot de complications judiciaires, écartant pour un moment ses créateurs de la table de dessin. Des particuliers scandent au vol d’idées, tandis que se répandent les fausses figurines et les droits internationaux bafoués. Un phénomène mondial de plusieurs millions de dollars qui les dépasse.
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1996. Après dix saisons, la série télévisée prend fin. S’ensuit une période de repos pour la Turtlemania.
2003-2018. Le début du siècle est synonyme de second souffle pour les ninjas. Ils sont la source de nombreuses réincarnations : nouvelles figurines, séries télé, films, évoluant de pair avec les effets spéciaux du moment.
Fin 2020. Eastman et Laird conjuguent leurs efforts à nouveau pour The Last Ronin, une minisérie en cinq parutions où les Tortues reviennent aux origines sombres du commencement. Les fans des premières heures accueillent favorablement cette offrande qui ravive la flamme du culte.
La légende continue.
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La salle du Palais des congrès est presque pleine. Un spectateur assis devant moi arbore une casquette Turtle Power alors que Kevin Eastman s’installe avec, sur la tête, une casquette à l’effigie de la première tortue.
Durant la conférence d’une trentaine de minutes, le dessinateur, aujourd’hui âgé de 60 ans, se rappelle une jeunesse à travailler dans les cuisines à craquer du homard au moment où la gloire s’est emparée des Tortues, « sans faire trop de sens », de son avis.
Il conseille aux créateurs et créatrices de croire à leurs rêves les plus fous, de ne jamais lésiner sur le travail et de ne pas avoir peur d’emprunter à leurs influences préférées. Il cite pour sa part Stan Lee, Frank Miller et surtout Jack Kirby, la plus grande des légendes du comic.
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Les gens défilent au micro, visiblement honorés de rencontrer pareil demi-dieu.
Un spectateur demande, amusé, de toute la gamme de produits dérivés, lequel n’aurait pas dû voir le jour selon le créateur. « Peut-être la kippa Tortue Ninja ! s’esclaffe-t-il. C’était inspiré de celle de Batman. Les parents voulaient les rendre plus attrayantes aux yeux de leurs enfants. Et peut-être les petits gâteaux collation, le crémage vert n’ouvrait pas vraiment l’appétit ! »
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Il répond avec enthousiasme malgré un temps limité, partageant ses connaissances de la controversée Venus de Milo aux inspirations derrière Casey Jones.
Eastman conclut avec l’anecdote des origines de Shredder. Alors que lui et Laird terminent de faire la vaisselle, il s’empare d’une râpe à quatre côtés et l’insère dans son avant-bras. « Ce ne serait pas bien d’avoir un vilain qui râpe ses ennemis ? The Gratter ? », ce à quoi Laird rétorque : « The Shredder ? » L’adversaire le plus redoutable des Tortues Ninja est donc né d’un souper fromagé.
Les applaudissements retentissent.
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Avoir accès à l’illustre dessinateur n’est pas chose facile, mais quelques minutes me sont accordées avant sa première séance de signature.
Dans l’empressement, je lui demande s’il aurait pu imaginer, adolescent, que sa vie deviendrait ce qu’elle est aujourd’hui.
« Mon rêve, en grandissant dans une petite ville du Maine, était de suivre les traces de mon héros [Jack Kirby] : dessiner et écrire mes propres créations », dit-il avec sa voix perchée au débit rapide et concis. « Je viens d’une famille conservatrice. Tu avais besoin d’une bonne éducation et d’un bon boulot pour mettre du pain sur la table. Faire carrière dans le comic était une destinée considérée stupide. Mais j’y repense aujourd’hui et même si les Tortues n’étaient jamais arrivées dans ma vie, je crois que j’aurais tout de même œuvré dans ce domaine. »
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Je questionne Eastman – très calme malgré la cohue qui prend forme autour de nous – sur l’aspect le plus surprenant de cette aventure absolument surréaliste qu’est sa vie professionnelle.
« Que les gens fassent la file partout où je m’arrête, dit-il en riant. Sur une note plus sérieuse, ce serait que j’ai réussi à accomplir mon rêve d’enfant. Et qu’encore aujourd’hui, les Tortues sont soutenues par une communauté de passionnés. Juste avant de prendre l’avion pour venir ici, je dessinais des tortues. Encore des tortues ! C’est pour eux que je travaille. C’est donc génial de venir les rencontrer, leur serrer la main, les remercier. C’est absolument surréel que jadis, c’était moi dans la file pour rencontrer Kirby et maintenant, je suis de l’autre côté de la table. »
Je lui serre la main, par politesse et pour honorer ma propre enfance.
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Des centaines de fanatiques forment une file dont on ne voit plus la fin. Alexandra et son amoureux, Jean-François, sont les premiers. Ils ont patienté pas moins de quatre heures pour faire signer une brouette pleine d’artéfacts. Kevin Eastman place ses Sharpie multicolores et entame la séance dans un climat d’excitation contagieux.
À trente dollars la signature, cinquante si accompagnée d’un dessin, les conventions de nostalgiques sont une petite mine d’or pour lui et son équipe, occupée à compter les billets de vingt à toute vitesse à l’entrée du kiosque.
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Des souliers sont signés, des vinyles, des VHS, des figurines, des comics et une tortue verte. Quelques hommes à qui j’adresse la parole me confient à quel point la création d’Eastman et Laird a joué un rôle central dans leur enfance et leur vie tout entière. L’émotion est sentie.
Malgré une prémisse assez étrange, les Tortues Ninja auront passé l’épreuve du temps sans prendre une ride. Presque chaque chapitre de leur récit fut une immense réussite commerciale. C’est à se demander si elles sont éternelles.
L’avenir nous le dira bien.