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Karaba : femme, sorcière et symbole féministe ?
Il y a 23 ans, une sorcière à la peau noire et aux cheveux crépus crevait l’écran au côté d’un héros petit mais vaillant. Seule maîtresse au milieu de ses fétiches, le corps orné des bijoux de ses ennemies, la Karaba de Michel Ocelot a longtemps été cantonnée à son rôle de « méchante », de sorcière… Se pourrait-il qu’elle soit plus que cela ?
Sur le sentier qui mène à la case de la sorcière, la végétation flétrit à mesure que l’on s’en approche. Du toit qui dépasse de la brume, le fétiche-guetteur annonce l’arrivée des inconscients qui ont osé s’aventurer sur son territoire : « Tremblez de joie, tremblez d’effroi, elle approche, elle est là. » Un pagne noué sur les hanches, la poitrine nue et le regard cruel, la silhouette de Karaba se dessine dans l’embrasure de la porte. Nous sommes loin de l’imaginaire collectif occidental : ici, pas de vieille femme laide et acariâtre, pas de nez crochu ni de chapeau pointu.
Imaginé en 1998 par le réalisateur français Michel Ocelot – qui s’est librement inspiré d’un conte oral d’Afrique de l’Ouest – pour son film d’animation Kirikou et la sorcière, le personnage de Karaba a fasciné les enfants de la fin du XXe siècle, jusqu’à devenir une référence populaire pour toute une génération. Puissante, malfaisante et d’une beauté terrifiante, la sorcière vit isolée de tous, à la lisière d’un village qu’elle martyrise grâce à ses fétiches, des hommes transformés en statuette-esclave. La lecture primaire du dessin animé met en scène une femme à la solitude suspecte et à la frustration sans borne, nourrie par sa haine du sexe opposé : de quoi rappeler que le mythe de la sorcière est né de la peur des hommes envers les femmes libres. Longtemps cette figure a obsédé le patriarcat, avant d’être relégué au rang de bête costume d’Halloween. Mais depuis quelques années, les sorcières, witches et autres jeteuses de sorts ont à nouveau le vent en poupe. Comme le personnage de Karaba – archétype de la femme indépendante – elles cristallisent la longue histoire des préjugés et des violences faites aux femmes qui ne sont pas subordonnées aux hommes.
Pourquoi Karaba la sorcière est-elle méchante ?
La question qui obsède le minuscule Kirikou dans la première partie du film trouve sa réponse dans les tréfonds d’une montagne enchantée où le sage grand-père du héros lui révèle le passé traumatique de la belle sorcière : « elle a mal et souffre jour et nuit, sans répit. Parce qu’on lui a enfoncé dans la colonne vertébrale une épine empoisonnée. Des hommes l’ont immobilisée pendant qu’un autre la lui enfonçait dans le dos. » Karaba serait donc une femme blessée, victime d’un traumatisme dont Michel Ocelot n’a pas gardé le secret : « L’épine empoisonnée dans le dos de Karaba est un symbole, qui représente le mal que les hommes font aux femmes, et une souffrance qui ne disparait pas. Ce que raconte le Grand-Père est un viol collectif », expliquait récemment le réalisateur. À l’instar de ce qui peut arriver à de vraies victimes d’agressions sexuelles, la sorcière active un mécanisme d’identification à l’agresseur en rejetant entièrement la présence masculine dans son espace personnel. Chaque homme qui tente de l’asservir se retrouve inévitablement transformé en fétiche, dont elle se sert ensuite pour protéger son territoire.
Conséquence directe de ce rejet, l’indépendance affichée de Karaba suscite le scepticisme de tout le village voisin. En plus d’être considérée comme une dévoreuse d’hommes, elle traîne une autre mauvaise réputation : sa haine des enfants. Une accusation souvent portée contre les sorcières, considérées comme l’antithèse des mères aimantes. En faisant le choix de ne pas avoir de progéniture, la femme devient instantanément sans cœur et malveillante à l’égard de celle des autres.
Pourrait-on alors voir dans cette chasse à la sorcière, l’allégorie de la machine de guerre qui se met en marche lorsqu’une femme a l’audace de prétendre à une autre vie ? Chaque homme du village envoyé au front pour combattre Karaba pourrait prendre – en faisant une nouvelle lecture du film – des allures de chantage, d’intimidation et de menace… Une situation décrite par la journaliste et essayiste Mona Chollet dans son désormais culte opus Sorcières (2018) : « cette thèse vise à lancer un avertissement : celles qui osent déserter leur place et vouloir vivre pour elles-mêmes, au lieu de rester au service de leur mari et de leurs enfants, travaillent à leur propre malheur. »
Parmi les femmes accusées de sorcellerie, les célibataires et les veuves ont souvent été majoritaires. Toujours d’après Mona Chollet, « la célibataire incarne l’indépendance féminine sous sa forme la plus visible, la plus évidente. Cela en fait une figure haïssable pour les réactionnaires mais la rend aussi intimidante pour nombre d’autres femmes. » Pour les habitants du village de Kirikou, Karaba n’est pas seulement une mangeuse d’hommes, elle est aussi celle qui remet en cause le modèle de société préétabli. Son choix de vie solitaire – et par conséquent aventureux – s’apparente plus à une trajectoire masculine. Seule dans sa case, la sorcière domine le territoire dans lequel l’intrigue s’inscrit, un biais historiquement réservé au « sexe fort ».
Chasser le patriarcat, il revient au galop
Même après avoir été délivrée de sa malédiction, Karaba maintient – pour une courte durée – son indépendance. La proposition de mariage faite par l’enfant Kirikou se heurte à un premier refus : « Je ne veux épouser personne. Sorcière ou non, une chose ne change pas, je ne serai la servante de personne », explique-t-elle avec fermeté. Et lorsque le héros promet de la considérer comme son égale, la sorcière reste méfiante : « C’est ce que tous les hommes disent avant le mariage. » Pour Karaba, l’union « sacrée » serait donc l’ennemi de la femme, de son autonomie, de son libre arbitre et de son épanouissement.
Mais les trames scénaristiques du cinéma arment encore mal leurs personnages féminins à l’indépendance totale. Et Karaba n’échappe pas à son destin de conte de fées. Pour Gloria Steinem, icône américaine du féminisme, « plus une culture est patriarcale et polarisée en termes de genre, plus elle valorise la romance. » Et si la sorcière refuse d’abord de donner sa main au petit Kirikou, elle finit par s’incliner à genoux – ébahie et en pamoison – devant l’homme qu’il est devenu, transformé par l’inévitable baiser. Celle qui s’affichait émancipée et sûre d’elle tombe le masque et se révèle douce créature, se languissant instantanément de son sauveur maintenant qu’il coche toutes les cases de la masculinité traditionnelle : plus grand qu’elle, baraqué, la voix grave et le regard éclairé.
Quant à son salut, la sorcière le trouve inévitablement auprès du seul homme qui ait réussi à pénétrer son territoire. Kirikou, en lui ôtant l’épine – dont elle n’a jamais réussi à se débarrasser d’elle-même, malgré ses pouvoirs immenses – la ranime, comme une Belle au bois dormant des plaines d’Afrique : en un claquement de doigt, Karaba n’est plus qu’amour, sérénité et plénitude. Tout ça grâce à l’intelligence d’un homme. Même pas ! D’un enfant…
Le happy end de Michel Ocelot se révèle bien conformiste face au reste de l’intrigue. D’aucuns diront que Karaba aurait mérité plus qu’un « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. »