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Kamel Guemari, le Ronald McDonald des quartiers nord de Marseille

L’Après M, c'est lui (et les bénévoles).

Par
Adéola Desnoyers
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Figure de la lutte syndicale qui a porté un McDo de Marseille sous le feu des projecteurs, l’ex-salarié du géant américain de la malbouffe continue d’occuper l’ancien fast-food de son quartier aux côtés d’une flopée de bénévoles, tous résolus à faire de « l’Après M » un lieu d’accueil solidaire et pérenne.

D’abord, c’est une voix calme, posée. Kamel Guemari a pris l’habitude de parler aux foules sans s’époumoner. Devant lui, les étudiants de la filière « Développement durable » de l’université Paris-Dauphine – têtes blondes bien coiffées et baskets griffées aux pieds – attendent patiemment qu’il finisse son café. À ses collègues d’un jour, venus retrousser les manches à 800 km de chez eux, Il répète en souriant que le boulot a été bien fait, que « c’est un effort supplémentaire d’être venus de la capitale pour apporter de la force au projet. »

À 41 ans, le leader du mouvement syndical qui avait opposé des salariés à la multinationale McDonald’s n’a toujours pas quitté les locaux du fast-food de Sainte-Marthe. Bien au contraire : les murs de ce qui abritait autrefois l’unique lieu de restauration de ce rond-point du 14e arrondissement ont connu un ravalement unique en son genre. Depuis 2020 et le premier confinement, le temple du burger s’est transformé en un restaurant solidaire et participatif, « l’Après M ». Un projet militant et citoyen mené par Kamel et ses anciens compagnons d’infortune, licenciés après que la franchise a mis la clé sous la porte. « Ce lieu, c’est ce que peut devenir le monde d’après », lâche-t-il en pointant du doigt la façade du bâtiment, repeinte en violet est bleu depuis que le Big Mac a disparu de la carte.

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L’enfant de la Savine n’a rien perdu de sa détermination, malgré les quatre dernières années de bataille juridique. « On m’a accusé de beaucoup de choses, d’être cupide, d’être un gangster. Sauf que les patrons ont essayé de m’acheter, sans succès… » Il faut avouer que réquisitionner un ancien McDonald’s pour le transformer en banque alimentaire ne s’est pas fait sans y perdre quelques plumes. Mais derrière sa longue barbe et son regard plissé par le soleil de novembre, on devine les convictions du syndicaliste, intactes : « nous sommes un service d’urgence. Ici, chaque semaine, des citoyens abandonnés à leur propre sort font la queue pour recevoir un peu d’aide. Sans ça, certains n’auraient pas grand-chose à se mettre sous la dent. »

Depuis sept heures du matin, Kamel et les autres bénévoles présents ce lundi ont distribué plus de 400 colis alimentaires. À la place des habituelles frites et nuggets, ce sont des sacs remplis de légumes, de yaourts et de bouteilles d’huile qui sortent des cuisines de l’ancien fast-food pour atterrir dans les caddies des plus démunis. Sur le parking, la file ne désemplira pas avant l’heure du déjeuner. « Il suffit de regarder pour se rendre compte que ce lieu comble un vide énorme », constate Linda, bénévole, en tamponnant la carte d’inscription d’une vieille dame. « C’est une histoire qui a commencé avec un combat de salariés, une liquidation judiciaire et qui se poursuit avec une réquisition citoyenne et un véritable élan de solidarité. »

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À l’intérieur, au milieu des gratte-ciel de cagettes et des friteuses remisées, Kamel Guemari déambule avec la sérénité d’un capitaine qui sait que son navire arrivera à bon port. « L’Après M s’est construit dans l’urgence mais nous avons appris à travailler ensemble. Ce dont nous avons besoin aujourd’hui, c’est de disposer officiellement du lieu pour pérenniser notre action », explique celui qui refuse d’être considéré comme le chef de cette troupe bienveillante, malgré sa notoriété médiatique.

Avec ses 23 ans au compteur comme équipier chez McDonald’s – dont plusieurs passés en tant que délégué de la CGT puis de Force Ouvrière – Kamel savait à quoi s’attendre : « Notre combat, c’est celui de David contre Goliath. Mcdo, c’est le deuxième plus gros employeur du secteur après Carrefour, alors c’est difficile de faire le poids face à eux. Mais ce lieu qu’ils ont abandonné, on se l’est réapproprié. Il est à nous, à ce quartier. » À quand la signature d’un bail d’occupation qui rendrait la chose officielle ? « Bientôt », assure Kamel, « bientôt. » L’équipe de « l’Après M » serait en discussion avec la municipalité de Marseille, qui doit racheter le local à la multinationale pour 600 000 euros.

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Plus qu’un énième fast-food parmi d’autres, le McDonald’s de Sainte-Marthe fut longtemps le seul moyen pour les jeunes du quartier, les mères célibataires ou les anciens détenus de trouver un emploi dans le coin. « Je sais de quoi je parle, cet endroit a été mon ascenseur social, ma rédemption », insiste-t-il. Alors pas question de partir, de céder. L’initiative a besoin de se sédentariser pour continuer à faire vivre les habitants d’ici et même de plus loin : « On est une ZAD. Pas une zone à défendre mais une zone à développer, un modèle d’entraide ! »

L’objectif de Kamel ? Préserver l’emploi et maintenir l’ascenseur social même si « l’Après M » ne reçoit « aucune aide des pouvoirs publics. » Surtout, faire du lieu un « fast social food » mélangeant aide alimentaire et programme d’insertion : « Ici c’est le vide, que ce soit en termes de commerces, d’offre culturelle… On souhaite que ce restaurant devienne un îlot de richesse et de diversité. » À terme, l’association devrait devenir une société coopérative d’intérêt collectif où « la clientèle du restaurant paierait selon ses revenus, pour ceux qui en ont. » Avec cette petite manne financière, Kamel et ses collègues aimeraient embaucher les premiers salariés, « des anciens du mcdo mais aussi de nouveaux arrivants. »

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Autour de la distribution de colis s’est également structuré tout un écosystème d’entraide auquel plusieurs associations se sont greffées : maraudes pour apporter de l’aide aux habitants qui ne peuvent pas se déplacer – le « Uber solidaire » – , jardin partagé sur le terrain voisin, poulailler sur le parking, distribution de vêtements de seconde main… « C’est aussi ça les quartiers nord ! », s’exclame un bénévole en filant vers la réserve.

Par la force des réseaux sociaux, l’équipe de « l’Après M » a su faire parler d’elle jusqu’aux États-Unis. Bien avant que les médias de l’hexagone ne s’intéressent à l’initiative, le New York Times titrait déjà sur ce « symbole de résistance aux accents hippies ». Un regain de dignité pour les habitants du quartier, plutôt habitués à entendre parler de chez eux comme d’une « no go zone » marseillaise, où seuls les règlements de compte liés aux deals mériteraient une première page.

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Preuve de la popularité du message du « fast social food », plusieurs chefs étoilés sont déjà venus mettre la main à la pâte : à commencer par le plus marseillais d’entre eux, le triplement étoilé Gerald Passedat. « Mais il n’y a pas que les noms connus, il y aussi ceux qui viennent d’à côté, qui vivent ici, qui viennent tous les jours. Ou des jeunes comme ceux de ce matin. On reçoit de plus en plus d’écoles et d’étudiants, qui viennent voir comment ça se passe et prendre exemple. »

Doucement, l’utopie s’est transformée en une réalité concrète, portée par une communauté soudée autour de ce mot que chaque membre croisé répète à l’envie : entraide.

Le chemin ? Il en reste encore un sacré morceau à parcourir, mais en écoutant Kamel raconter la lutte, on décèle dans sa voix la fierté de l’ancien syndicaliste dont les revendications ont fait mouche : « Le slogan, ce n’est plus “venez comme vous êtes“ mais “comme vous êtes, vous venez“, tu comprends ? »