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« Jusqu’ici tout va bien » : entre polémique virulente et clichés réchauffés
Sur le plan de la représentation des communautés racisées, le septième art français n’a pas toujours eu une démarche toute blanche, et ce n’est pas qu’un mauvais jeu de mots de l’affirmer.
Entre l’Athena ultra violent de Romain Gavras que France Culture qualifiera de « malhonnête et mauvais », le fameux BAC Nord de Cédric Jimenez que Gérald Darmanin doit probablement regarder dans son bain mousseux ou le classico-classique La Haine de Matthieu Kassovitz que les scénarios calquent encore à la lettre aujourd’hui, il a souvent été reproché aux cinéastes de ne faire exister leurs personnages arabes et noirs qu’à travers le fantasme miséreux, systématiquement violent et profondément caricatural de la banlieue-imaginée-par-les-bourgeois™.
En résumé, on les accuse d’être des « bandeurs de cités » — parlons un bon français de Molière. Et tant qu’à y être, questionnons-les aussi sur le casting automatique de Gilles Lellouche. Aucune vendetta personnelle ici, mais pourquoi apparait-il si souvent dans ce genre de film ? Quelqu’un a une réponse ? M’enfin. Un mystère par article.
Pour celui-ci, il s’agira plutôt de comprendre la polémique autour de la nouvelle série de l’humoriste belge Nawell Madani, Jusqu’ici tout va bien, disponible sur Netflix depuis le 7 avril. Et à vrai dire, rien qu’en parcourant le résumé, on peut voir l’huile, mais on peut voir aussi le feu : une journaliste éminente aide son frère à échapper à la police, mais se retrouve happée avec ses sœurs dans un engrenage de trafic de drogue tenu par le dealer en chef d’un quartier violent.
J’ai mis les mots-clés en gras, des fois que vous auriez un bingo sous la main.
Même sans avoir appuyé sur play, l’actuelle vague de critiques et d’appels au boycott massif paraît aussi inévitable que justifiée. « La série a été faite pour nous abattre, je vois pas autre chose », statue ainsi un internaute sur Twitter. Sous la bande-annonce YouTube, un commentaire remonté parmi tant d’autres priera pour que « coule » la « carrière de niveau régional » de Nawell Madani. L’affaire deviendra même politique lorsque Carlos Martens Bilongo, député du Val d’Oise, dénoncera par communiqué une stigmatisation de Villiers-le-Bel dans la série.
Pour me faire ma propre idée toute neuve, j’ai donc décidé de regarder à mon tour Jusqu’ici tout va bien afin de constater de mes deux yeux l’étendue des dégâts.
Un cirque connu
Petit disclaimer, mais non des moindres : je suis une femme noire. La série a donc été visionnée à travers un regard et une identité différente de celles des héroïnes arabes et musulmanes de cette fiction. Mais à bien des endroits, les cercles concentriques de nos expériences de femmes racisées se rejoignent, notamment au niveau du traitement impitoyable qui nous a toujours été réservé dans les sphères virtuelles.
Je vous souhaite de ne pas avoir été sur le côté francophone de Twitter du temps où tout l’humour reposait sur le fait de qualifier les femmes noires de « niafous » et celles maghrébines, de « beurettes ». Deux insultes pour une liste commune de reproches : trop maquillée, trop matérialistes, trop séductrices, trop faciles. Et même si, aujourd’hui, ces termes sont lavés de notre vocabulaire, leur mépris emprunt de fétichisation, lui, est toujours bien en vie.
En regardant Jusqu’ici tout va bien, j’ai eu par moments l’impression de retomber dans cette époque du « haha hoho » sur fond essentialisant de stéréotypes faciles. Un exemple parmi tant d’autres serait celui des hommes noirs qui n’existent le plus souvent que sous le prisme sexuel. S’ils ne sont donc pas là pour que les héroïnes s’y frottent en boîte de nuit, ils ne sont que des phallus humains d’une taille avoisinant celle de la Tour Eiffel — au cas où les 146 blagues faites à ce sujet dans la série vous le laisseraient oublier.
Aucun personnage de cette série n’existe juste pour exister, d’ailleurs : ils doivent tous nécessairement rentrer dans ces moules caricaturaux dans lesquels le cinéma français verse sans cesse la même pâte grumeleuse dans l’espoir de créer des personnages arabes et noirs crédibles.
On a donc le père absent en esprit, la mère éreintée qui trime seule, le fils turbulent qui fout la merde, l’espoir de la famille sur lequel repose l’arc narratif de rédemption, le trafiquant de drogue tout droit sorti du Parrain, le (semi) white savior qui n’est jamais trop loin et la police qui rôde tout autour, prête à mordre. Oui, notre bingo continue.
Mention spéciale à Paola Locatelli dont le dernier film abyssal, Liaisons Dangereuses, m’a fait douter du talent.
Et non, tout n’est pas à jeter. Jusqu’ici tout va bien est finalement semblable à un téléfilm TF1 diffusé une après-midi d’été : le cringe est inévitable, mais une fois cette fatalité acceptée, l’expérience de visionnage s’ajuste, puis s’améliore. L’aspect visuel seul est agréable à l’œil, avec un éclairage est soigné et une image est léchée. On sent que Netflix a mis la main au portefeuille.
Quant au jeu d’acteur, il n’est pas une si grande catastrophe que ce qui peut en être dit. Mention spéciale à Paola Locatelli dont le dernier film abyssal, Liaisons Dangereuses, m’a fait douter du talent, mais c’est avec étonnante crédibilité qu’elle porte le personnage de Lina à l’écran. En même temps, il faut en avoir pour incarner une adolescente algérienne tout en étant soi-même italo-cap-verdienne.
ton ennemi n’est pas loin
Je comprends le sentiment général de trahison. Jusque maintenant, la menace était toujours venue de l’extérieur, sous la forme de réalisateurs blancs, riches et voyeuristes salivant à l’idée d’entretenir un racisme made in BFM TV. Mais ici, le coup bas vient de l’intérieur, ce qui donne aux détracteurs de précieuses armes à instrumentaliser.
« Vous voyez ? », peuvent-ils maintenant dire en pointant de leur index mesquin toutes ces scènes où sexualité, dérision et légèreté religieuse se mêlent au mois pieux de Ramadan — une inélégance sur laquelle la journaliste Widad Kefti saura mettre de bien meilleurs mots que moi. « Vous voyez que ça ne vient pas de nous, pour une fois ! »
Je vois donc l’intention de départ, mais je constate aussi l’échec à l’arrivée.
Creuser l’outrage nous permet aussi de réaliser qu’il n’est pas tant reproché à Nawell Madani de montrer une réalité vue et revue — non. Il lui est plutôt reproché de ne montrer que ça. De ne pas profiter de cette plateforme de grande diffusion qu’est Netflix pour faire enfin avancer la conversation vers de nouveaux horizons et proposer des représentations autres que celles réchauffées dans le même micro-ondes depuis La Haine.
Je comprends aussi que Nawell Madani a tenté de réinventer ce qui existait déjà. Ainsi, le trope fatigué de la femme maghrébine soumise à un mari violent est remplacé par un groupe de femmes résiliantes et soudées, sans qui les hommes de la série ne seraient rien. De cette même façon, le cliché de la soeur séquestrée par son frère abusif laisse place ici à une jeune fille au caractère fort et à la sensualité assumée. Je vois donc l’intention de départ, mais je constate aussi l’échec à l’arrivée.
Et qu’est-ce qui pêche ici, finalement ? Tout simplement la forme. Dénoncer les clichés tout en les montrant — soit l’argument qu’invoque Nawell Madani — aurait été efficace si la dénonciation en elle-même s’était accompagnée d’un propos ou d’un contexte rendant son caractère critique évident. Ce qui n’est pas le cas. Les clichés restent donc des clichés, trop faibles en substance pour s’élever vers le méta.
Un crime au féminin
Dernière petite question, si vous me le permettez : si la série avait été réalisée par un homme, aurait-elle connu un tel vitriol ? Car sur les réseaux, la virulence des réactions est telle qu’au-delà de la légitimité des griefs, j’en finis par soupçonner un certain sous ton sexiste.
Entendons-nous sur le fait que Jusqu’ici tout va bien n’a inventé aucun des clichés qui la gangrènent. Ajoutons à cela qu’en mars, Kaaris inaugurait également son premier long métrage sur Netflix intitulé Le Roi des ombres et dont le résumé seul gagnerait aussi au bingo du drame de cité. Je n’ai toutefois pas vu les hashtags, tweets, publications et autres rugissements virtuels incendiaires qui embrasent actuellement Nawell Madani.
S’il y a donc un ennemi commun à dénoncer, ici, assurons-nous de pointer du doigt son visage. Pas juste son ombre.