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Joggeuse, ou l’art de se faire emmerder en deux temps trois mouvements

On a testé ce qui vous attend au tournant.

Par
Clothilde Joncart
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Peut-être que vous pensiez que j’allais parler de courbatures, de manque de motivation ou de fuites urinaires : détrompez-vous. Il s’agira, aujourd’hui encore, de patriarcat, de paternalisme mal placé, ou pire, de techniques de drague affligeantes ou je ne sais trop quoi encore. En fait, j’ai beaucoup de mal à préciser mon sentiment à ce sujet. Je vous raconte et vous me direz. En tout cas, vous constaterez assez vite que n’importe quel sujet peut se faire article et que le féminisme n’est jamais loin.

La première fois que c’est arrivé, je courais avec ma femme et ma fille. On ne demandait rien à personne et puis d’un coup, un monsieur nous dépasse en voiture. Il klaxonne et nous interpelle pour nous féliciter de faire du sport. On aurait pu en finir à ce moment, cependant, en bonne féministe rabat-joie, casse-bonbon, je me suis mise à râler dans ma barbe imaginaire :

« Ferme-la, vieux dégueulasse, on ne t’a rien demandé. »

Ma femme et ma fille m’ayant clairement entendue me demandent de me calmer. Elles me disent que je suis trop vilaine et qu’il voulait juste être sympa.

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La vérité c’est que ce n’est pas la première fois qu’un homme se comporte de la sorte pendant que je cours. Mais c’était la première fois que je réagissais de façon aussi épidermique. J’ai mis quelques minutes à comprendre pourquoi, cette fois-ci, j’étais dérangée. C’est alors que j’entreprends de décortiquer ma pensée pour l’expliquer aux deux femmes qui m’accompagnaient. Selon moi, ce monsieur n’avait rien à nous dire. Il a décidé de nous interpeler pour nous encourager, ou nous donner son approbation alors qu’on se tamponne de son avis.

Comme moi pendant des années, ma femme et ma fille ne voyaient pas ou était le problème.

Je vous vois d’ici, vous avez tous la tête dans les mains, vous demandant quelle mouche me pique et c’est probablement ce que Jess et Audrey ont pensé. Alors que je courais et que mon souffle était aussi court que précieux, je me suis lancé dans un monologue :

« Vous avez déjà entendu un gars interpeler un autre gars pour lui dire que c’était bien de courir. Est-ce que mon frère, qui court comme moi, se fait accoster quand il pratique ? Je ne crois pas, non. Et je pense qu’aucun homme n’a jamais vécu ça. Je suis donc clairement en droit de me demander pourquoi ça nous arrive, systématiquement : c’est quoi leur raison. »

Quand un homme voit une femme courir, je ne sais pas trop ce qu’il se passe dans sa tête, mais je suppose qu’il se croit permis, autorisé de donner son approbation.

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Tout ça, c’est encore la faute au patriarcat. Quand un homme voit une femme courir, je ne sais pas trop ce qu’il se passe dans sa tête (et je n’ai pas très envie de le savoir en vrai), mais je suppose qu’il se croit permis, autorisé de donner son approbation, comme un père qui félicite sa fille. Cette attitude qui en dit long sur la façon dont ils considèrent les femmes. Ce qui est drôle, c’est qu’ils n’ont pas besoin d’être aussi âgés que mon père pour se permettre cette intrusion.

Avant, je n’avais jamais tilté, mais je dois être plus éveillée, plus féministe, plus lesbienne. Je vois les choses différemment, je vois les hommes et leur comportement d’une façon plus critique. Comme je commence à comprendre cette attitude, je la rejette. Auparavant, je recevais ces remarques favorablement, je souriais, je répondais parfois et je me sentais touchée. Encore soucieuse du regard des hommes, jeunes, vieux, beaux ou moches, j’avais besoin de cette approbation, je me sentais validée. Maintenant, je n’en ai plus rien à faire : ce qu’ils en pensent, je m’en cogne.

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Ce matin, je courais seule cette fois et au moins deux mecs se sont autorisés à m’adresser la parole. Pourtant, je ne les regarde pas. Pourtant, j’ai des écouteurs. Pourtant, je n’ai pas l’air aimable et abordable du tout. Non, je tire la tronche, je fronce les sourcils et quand je croise des gens, je ne les regarde surtout pas. Le regard des autres m’a déjà fait trop de mal, je n’ai pas besoin de ça quand la motivation n’est pas trop au rendez-vous.

Évidemment, je ne sais pas ce qu’ils ont dit (les écouteurs…), mais je les ai bien entendus. Ça me met en colère quand ça arrive depuis cette fameuse fois. J’ai envie de hurler, de les insulter et tout ce qui va avec. Mais je ne fais rien, je me tais et je cours, comme une gentille petite femme. Alors je m’interroge, pourquoi je ne réagis pas et pourquoi je ne les insulte pas comme j’en ai envie ?

J’ai peur.

Voilà pourquoi je ne réagis pas. Je crains d’être traitée de tous les noms, d’être blessée, tabassée ou pire.

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Voilà pourquoi je ne réagis pas. Je crains d’être traitée de tous les noms, d’être blessée, tabassée ou pire. J’ai juste la trouille, comme une biche qui croise un loup. Et ça aussi, ça m’énerve. Je veux dire que je suis une adulte, je ne suis pas née de la dernière pluie. Je ne suis ni grosse, ni mince, ni moche, ni belle, je suis juste normale. Mais j’ai quand même la frousse de tomber sur un mec plus agressif que les autres qui sera mal luné, au mauvais endroit au mauvais moment. Étrangement, je considère chaque homme comme un danger potentiel. Quand une femme a la langue bien pendue, ça peut mal tourner, et on dira qu’elle l’a bien cherché. J’aimerais avoir un t-shirt avec un gros doigt d’honneur dessus. À mon sens, le message serait clair. Mais quelque chose me dit que les hommes auraient du mal à le saisir.

Est-il normal que j’aie peur ? Je ne pense pas. Mais je ne suis pas idiote, je sais dans quel monde on vit, et je sais qu’une femme seule risque toujours de se faire agresser, même quand elle est gentille, qu’elle ne fait pas de vague. Alors, imaginez une furie qui insulte des mecs dès qu’ils lui adressent la parole ?

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L’autre matin, vers 8h45, je suis passée par un endroit isolé pour mon footing. Normal, je n’ai pas envie qu’un imbécile m’interpelle pour me féliciter. J’ai doublé un gars qui promenait son molosse. La pensée qui m’a traversé l’esprit à ce moment :

« S’il décide de m’agresser, je suis foutue. »

Pourquoi j’ai pensé ça ? Simplement parce que je sais d’expérience que si un gars avec un chien s’en prend à moi, je pourrais encore moins me défendre, parce qu’en plus du mec, le chien m’attaquerait. Donc je serais foutue. J’ai continué ma route, rien n’est arrivé.

Ce matin, vers 8h50, je suis passée au même endroit dans l’autre sens et cette fois je l’ai croisé. Aujourd’hui, ma réflexion a changé et la pensée immédiate fut :

« Demain je passe ailleurs, on ne sait jamais. »

J’ai 36 ans, je suis banale, mais vous savez ce qu’on dit : l’occasion fait le larron. J’ai beau connaître plein de statistiques et savoir qu’en général, les femmes sont agressées par des hommes qui leur sont proches, etc. Mais ça me dépasse !

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Je suis hors de moi. J’en ai marre de ce monde où je me sens comme une cible, où mes filles et moi sommes des victimes potentielles. Ça m’épuise. Et toute cette réflexion part d’un innocent petit évènement, juste un gars qui m’interpelle pour me féliciter. Mais je me fous de son avis, je me fous de ce que n’importe quel individu pense de moi. Je vais finir par leur répondre et les envoyer balader, mais avant, j’aurai pris soin de m’offrir une matraque télescopique.