2023 sera Seyrig ou ne sera pas. Trente après sa mort, l’actrice aussi militante et visionnaire est plus vivante que jamais : elle ressort en salles (avec son documentaire “Sois belle et tais-toi”) et en librairies. Fan de la première heure, Jean-Marc Lalanne, rédacteur en chef ciné/culture aux Inrockuptibles, lui a consacré un essai aussi fascinant que les multiples visages du mythe Seyrig : Delphine Seyrig. En constructions. On a pris le temps d’en discuter avec lui.
Delphine Seyrig est presque partout en ce moment et tant mieux. Que diriez-vous à celles et ceux qui ne la connaissent pas encore ? Qui était-elle ?
Elle a d’abord été une actrice majeure des années 60 et 70. Elle est apparue en même temps qu’un mouvement de remise en cause profonde des codes du cinéma classique et elle est devenue célèbre avec deux films d’Alain Resnais : L’Année dernière à Marienbad et Muriel ou le temps d’un retour qui sont des films contestataires tous deux à leur façon.
En quoi sont-ils contestataires ? Qu’ont-ils apporté au cinéma ?
L’Année dernière à Marienbad redéfinit ce que c’est que de raconter une histoire au cinéma, c’était extrêmement avant-gardiste à l’époque. En fait, Resnais remet en cause le système d’identification à un personnage et de chronologie d’un récit. Personne n’avait raconté des histoires comme ça jusque-là !
Muriel ou le temps d’un retour : il est plus classique dans sa forme mais assez puissant dans sa contestation politique, c’est l’un des premiers films français à parler de la guerre d’Algérie et des crimes de guerre qui y ont été commis par l’armée française.
Seyrig apparaît donc avec un cinéma extrêmement novateur à la fois formellement mais aussi dans ce qu’il a à proposer comme vision du monde. Après Resnais, elle ne va cesser de travailler avec des grands artistes du cinéma et des metteurs en scène qui ont une vision très progressiste, novatrice et audacieuse de ce qu’est le cinéma.
Qu’est-ce qui vous a le plus fasciné chez Seyrig ? À quand cela remonte ?
Ça remonte à mon enfance : je l’ai découverte dans Peau d’âne, et j’ai été totalement aimanté par la magie de cette fée qu’elle interprétait… J’ai été interloqué par son glamour et sa puissance, elle me faisait rêver. Et à toutes les étapes de ma cinéphilie, elle a toujours été une sorte de guide vers les cinémas qui m’ont passionné. Écrire un livre sur Seyrig aujourd’hui m’est apparu comme une nécessité, je voulais rappeler à quel point elle avait été visionnaire et qu’elle restait notre contemporaine. C’est vraiment l’époque dans laquelle on vit qui m’a donné envie de rassembler tout ce qu’elle m’a donnée comme émotions et comme idées depuis plusieurs décennies que je la “fréquente”.
À quel moment devient-elle une activiste féministe ?
Dans les années 70, elle va avoir une sorte de prise de conscience de la domination masculine, de la ségrégation sociale dont sont victimes les femmes, et le féminisme va changer sa vie et sa carrière. Elle va devenir une militante, avant que l’IVG ne soit légalisée en France, elle va organiser des IVG clandestines chez elle, dans son grand hôtel particulier de la Place des Vosges. Ce qui est totalement illégal ! Elle devient alors une réelle activiste féministe. Ça modifie aussi la manière dont elle mène sa carrière car à partir du milieu des années 70, elle va prioritairement tourner avec des réalisatrices : elle veut être l’agent de voix qu’on n’entend pas et de récits qu’on ne raconte pas.
Quand est-ce qu’un déclic opère réellement ?
Mai 68 a été un déclic. Puis le fait qu’elle prenne conscience de la ségrégation dont sont victimes les femmes. Elle est issue de la très grande bourgeoisie et aristocratie suisse (du côté de sa mère). Elle avait un capital culturel très fort et de la richesse économique mais elle était très sensible aux transformations de la société et curieuse de tout ce qui allait de l’avant. Elle a été bouleversée par ce que la jeunesse et les ouvriers ont exprimé en 1968.
Elle dit qu’elle pensait que de là naîtrait un nouveau théâtre, un nouveau cinéma : elle croyait à une révolution dans les formes et la manière de parler. Sa surprise était la prise de conscience majeure de ce désir d’émancipation exprimé par quasiment un pays tout entier. Elle a pris conscience qu’une moitié de la population n’avait pas la parole : les femmes.
C’est lors du d ésir de révolution exprimé par mai 68 qu’elle a eu une vision très claire que, y compris dans ces mouvements de contestation, la parole des femmes était moins entendue que celle des hommes. Elle a commencé à faire des rencontres, notamment les femmes du MLF, elle participe aux discussions dès le début du mouvement.
Quel est, selon vous, le film culte de sa carrière d’actrice ?
Le film absolu c’est Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce 1080 Bruxelles qui raconte le quotidien d’une femme au foyer. Elle va pouvoir montrer ce que le cinéma ignore d’après elle : l’expérience quotidienne de ce que c’est qu’être une femme. Dans la foulée, elle va elle-même décider de devenir réalisatrice avec un collectif de femmes réalisatrices, et sous la bannière “Les Insoumuses”, elle va faire des films militants sur le féminisme. Et notamment un film qu’elle signe seule : Sois belle et tais-toi qui est ressorti en salles en France il y a une quinzaine de jours. Il s’agit d’un documentaire sur les actrices parlant de leurs conditions de travail.
Était-elle plus contemporaine que certain.e.s de nos contemporain.e.s, d’après vous ?
Elle n’a jamais été aussi contemporaine et ce depuis très longtemps. Quand elle est morte d’un cancer en 1990 à 58 ans, ça fait déjà presque 10 ans qu’elle est mise de côté par le cinéma français !
Les années de contestation qui suivent mai 68 ont mis de côté Delphine Seyrig. Quand elle meurt, elle a presque disparu du cinéma français. Dans les 20 années qui suivent, les cinéphiles qui aiment les “grands” films continuent à la connaitre mais elle est réduite à une actrice du passé qui n’était aimée que par quelques passionnés de cinéma.
Qu’est-ce qui a participé à sa “renaissance” et à sa reconnaissance actuelle ?
Depuis la vigueur nouvelle de la pensée féministe et le haut-parleur qu’a constitué #MeToo, Seyrig est tout à coup devenue une icône ! Depuis 50 ans, elle n’a jamais été aussi présente dans l’imaginaire commun que maintenant.
Youtube y est pour beaucoup là-dedans : dans les années 70, elle a pris la parole de manière publique à la télévision, pour défendre le droit à l’avortement et dénoncer le sexisme, entre autres. La mise en ligne de ses vidéos les plus frappantes a vraiment interpellé une génération de jeunes femmes, pas forcément cinéphiles, mais saisies par la virulence et la justesse mais aussi l’aspect visionnaire de sa parole. Elle est revenue par le militantisme, et on a découvert que ce qu’elle dénonçait il y a 50 ans, trouvait un écho très fort dans la parole des femmes ces dernières années.
Vous avez intitulé votre livre Delphine Seyrig, en constructions. Cela me rappelle une photographie de Claude Cahun où on la/le voit qui porte un tshirt où il est inscrit “Im in training, don’t kiss me”. Est-ce que c’était aussi le cas de Seyrig ? Était-elle en période d’apprentissage permanent ?
Le parallèle avec Claude Cahun est très intéressant. Je n’y avais pas pensé mais je vais y réfléchir maintenant qu’on en parle ! Chez Claude Cahun, il y a vraiment de la déconstruction du genre et chez Seyrig aussi mais sous d’autres formes. Moi ce qui m’est apparu c’est que toute chose qui, dans l’esprit commun, fonde une identité (appartenance sociale, sexuelle, etc) était pour Seyrig, une construction sociale. Quand elle joue une bourgeoise, elle montre comment ça se fabrique une bourgeoise, par exemple. Elle montre qu’être une femme n’a rien de naturel, que c’est une construction. Et la manière, presque outrée, dont elle va jouer une hyperféminité avec un côté grande bourgeoise iconique s’apparente presque à une performance de drag queen ! Quand elle joue une femme, c’est comme si elle se déguisait en femme. Je pense que c’était son travail et son rôle de montrer tous les endroits où il y a de la construction, que rien n’est naturel. Raison pour laquelle elle déconstruit absolument toutes les catégories que propose une société (le genre, la classe sociale, la sexualité). Seyrig est vraiment une machine à déconstruire et ce “en constructions” voulait dire ça.
Elle montre toutes les constructions d’une société mais aussi du cinéma. Quand elle joue, on voit toujours un peu qu’elle joue. Il y a toujours une légère affection ironique, comme si elle nous montrait qu’elle n’était pas dupe et que tout est de la représentation. Ce qui fait d’elle une actrice très moderne. Elle met toujours une distance entre elle et son personnage, comme si elle s’en détachait. Elle ne l’incarne pas, elle est l’inverse de l’Actors studio. Elle fait un pas en arrière pour mieux désigner son personnage.
Qu’aurait-elle pensé de notre époque, à votre avis ?
Elle serait passionnée par notre époque ! Et je pense qu’on l’aurait beaucoup entendue depuis 2017, ce serait une voix très forte de notre époque (même si elle aurait maintenant 90 ans). Elle vivrait ça comme une grande satisfaction le fait que tout ce qu’elle a pensé dans les années 70 soit aujourd’hui pensé par un nombre encore plus grand de personnes.
Quelles sont les héritières de Seyrig ? Adèle Haenel ?
Adèle Haenel évidemment du point de vue de la prise de parole publique, du courage, de l’audace et de la colère aussi. Mais pas forcément dans son travail d’actrice même si elles se rejoignent au niveau de l’exigence et du choix des films dans lesquels elles décident de jouer. Mais sinon, je pense aussi à Jeanne Balibar en digne héritière, il y a quelque chose dans l’étrangeté des inflexions de sa voix, une forme de maniérisme aussi qui injecte de la distance et de l’ironie. Il y a quelque chose de Seyrig dans Balibar.
Qu’est-ce qu’on dit aux gens pour leur donner envie de lire et de regarder Seyrig ?
C’est compliqué ! Comme actrice, elle a une puissance de fascination qui est exceptionnelle et comme femme-intellectuelle-militante, c’est une des héroïnes les plus contemporaines que la culture française a pu produire ces 50 dernières années.
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Delphine Seyrig. En constructions de Jean-Marc Lalanne, Capricci.