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Je suis un homme au foyer et c’est le pied

Je ne cours plus, je vis.

Par
David Grout
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Longtemps, j’ai couru après le temps. Mais ça c’était avant.

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7h du mat’, la grande, 12 ans, se hâte lentement. Ça fait 3 ans que je m’occupe d’elle. Elle est sereine, autonome et confiante. Le petit, 5 ans, sait qu’il va passer une belle journée et savoure. Pas de stress, tout est prêt. Ma femme, radieuse, m’embrasse et part au travail.

Je suis homme au foyer, je suis « dad for ever ».

La radio passe « Isn’t She Lovely » et me rappelle la première fois que j’ai croisé le regard de ma fille. Elle, si petite, grande prématurée, petite crevette rouge, ses grands yeux noirs me paralysent et me voient tel que je suis, dans le tourbillon, speedé, à la bourre, même à sa naissance… Incapable du moindre geste, je ressens un amour immense. Et soudain, le monde disparait.

7h 30. J’emmène mon chéri à l’école, gros câlin, il court en criant vers ses copains. Je n’ai, hélas, rien à dire à mes pairs féminines. Dommage, j’adore la compagnie des femmes.

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7h45. De retour à la maison, je prépare un vrai bon café en grains. La suave fragrance remplit mes narines, une onde glamour parcourt mon corps, je me laisse aller au plaisir.

7h50. D’abord les sols: l’aspi, la serpillière. Au début, c’était fastidieux, maintenant c’est rapide.

8h30. À mon bureau, je passe en revue les nouvelles du monde, tout est mal donc tout va bien. On est en 2017, je vois le monde foncer inéluctablement dans le mur.

« Prends ton temps pour bien faire », dit un poème irlandais. « C’est le secret de la vie ». Lever la tête du guidon, voir plus loin. Le temps est la carotte des ânes. Plus tu coures, plus il t’échappe. Si tu t’arrêtes, il revient vers toi comme un esclave soumis. Apprivoiser le temps, je ne l’aurais jamais imaginé possible avant de tout arrêter pour me consacrer à celles et ceux que j’aime. Le reste est une illusion qui envoie les peuples à l’abattoir.

10h30. Je pars faire les courses. Dans ma vie d’avant, à cette heure, j’allais prendre un mauvais café et causer avec mes collègues. Costard-cravate, voiture au sous-sol, réunions, coups de fil, resto d’affaires, stress, kilos en trop, stratégies et nouveaux paradigmes !

11h30. Je prépare le gâteau et le repas du soir, je me nourris de ce dont j’ai envie. J’ai le temps d’écouter mon corps, donc je comprends mieux ce qu’il lui faut pour être en forme.

14h. Repassage devant la téloche… Le kif.

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Je ne cautionne plus ce système. J’ai mis ma carrière de côté. Être le plus fort, avoir la plus grosse. Telles les briques d’une pyramide, ils se montent dessus pour atteindre le sommet. Une fois en haut, ils tombent et se cassent sur leurs pareils. Puis, tel Sisyphe, se remettent à escalader. Se battre pour quoi ? Gagner plus d’argent, donner sa vie contre un contrat. Voir des chiffres monter et descendre sur une interface bancaire ? Serait-ce pour mourir plus vite et en finir avec ce purgatoire ? Je refuse cette idée. J’ai décidé que le paradis c’est maintenant, ici, sur cette Terre, avec vous. Alors je me suis reformaté.

15h. 15 minutes de Tai Chi. Que c’est bon. Mon corps est cotonneux, tout est bleu.

Les projets d’un homme au foyer sont moins glorieux mais tellement plus enrichissants. Je me réjouis à l’idée de construire une spirale aromatique. Elle couvera les herbes nécessaires à la bonne tortore de mes amours. Deux copains m’aideront car ils veulent capter pourquoi ça marche aussi bien quand on collabore avec la nature. Quand on collabore avec SA nature…

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20h. Un copain noyé sous les crédits passe, tire sur un clopon et boit son pastis cul sec. On ne se comprend plus. Lui stressé, moi calme. La lueur dans son regard dit : « Mais, tu n’es plus un homme, qu’est-ce que t’as dans le froc ? ». Je souris et pense à Léo Ferré. « La lucidité se tient dans mon froc ».

Quand ma femme a compris que je ne voulais plus travailler, des mots comme séparation et argent, fusèrent. La colère, la frustration, l’idéal qui fuit entre les doigts. Puis… « Tu vas trop me manquer. Qu’est-ce que la vie sans toi ? » On se serre fort. On se calme et cherche une autre issue. « Tu y crois encore, tu veux continuer à travailler ? Ok, mais sans moi. » On prend une clope, éclairés par la lune. Puis elle lâche : « Alors sois un homme au foyer: je bosse et tu t’occupes de tout le reste ». Je revis.

Economiquement, le calcul est vite fait. Un salaire de moins égale moins d’impôts et de frais de garde, courses mieux faites, vacances mieux pensées, etc. Elle est soulagée et peut performer au boulot.

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Alors oui, je peux le dire, j’ai la chance d’être un homme au foyer. Je vous souhaite de vivre le même bonheur.