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Les médias traversent une période sombre et leur avenir est plus incertain que jamais. Des collègues remettent leur CV à jour, d’autres prennent des retraites anticipées ou se font remercier. Plutôt que d’attendre que le couperet ne s’abatte sur le gagne-pain qui paye mon loyer depuis l’époque où le groupe Les Respectables attirait les foules, j’ai décidé de devenir chargeur indépendant de trottinette pour Lime, ou «Juicer» comme on dit dans le milieu. Un side-line qui ne risque toutefois pas de m’aider à planifier ma retraite. Incursion dans un univers de cheap labor et d’horaires atypiques, où il ne faut pas avoir peur de dîner avec quatre trottinettes branchées dans les murs de la salle à manger.
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103,71 dollars.
C’est ce que j’ai ramassé sur une période de 33 jours en rechargeant des trottinettes trimballées dans le coffre arrière de ma Matrix. Cent-trois dollars et soixante-et-onze cennes pour une trentaine d’heures de travail à temps partiel et presque autant d’argent englouti en essence ou en perte de temps dans la perpétuelle congestion montréalaise. On est loin du Klondike.
Cent-trois dollars et soixante-et-onze cennes pour une trentaine d’heures de travail à temps partiel et presque autant d’argent englouti en essence ou en perte de temps dans la perpétuelle congestion montréalaise.
L’idée de cette deuxième carrière a germé en juillet dernier après le déploiement d’environ 200 trottinettes électriques pour lesquelles quelque 300 aires de stationnement ont été réservées. Malheureusement pour mon portefeuille (nous y reviendrons), ces places sont éparpillées dans quelques arrondissements, soit Ville-Marie (101 emplacements), Côte-des-Neiges -Notre-Dame-de-Grâce (84 emplacements), Villeray-Saint-Michel-Parc-Extension (44 emplacements), Rosemont-La Petite-Patrie (36 emplacements), une liste qui devrait s’allonger progressivement avec des endroits réservés dans Mercier-Hochelaga-Maisonneuve et Westmount.
Armé du désir vibrant de gonfler mes REER (régime d’épargne-retraite), il ne me restait plus qu’à me glisser undercover dans cet univers… vert.
Mon training comme chargeur indépendant
J’étais prêt à refaire une virginité à mon CV, remplaçant subtilement mes nombreux faits d’armes en journalisme par une liste d’emplois fictifs comme «monteur de ligne» ou «électricien certifié». Finalement, une simple formation en ligne d’une quinzaine de minutes, via l’application de Lime, a été nécessaire pour être embauché comme Juicer.
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Certains passages écrits en caractère gras désignent les éléments importants à retenir, à commencer par le fait que je suis un chargeur indépendant.
Traduction : la compagnie ne fera rien pour moi en cas de problème.
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Un tel détachement n’empêche toutefois pas mon nouvel employeur d’exiger de ses troupes un comportement sans tâches. «Pendant toute la durée de sa mission, le chargeur indépendant accepte de consacrer, avec loyauté et diligence, tous ses efforts, toutes ses aptitudes à l’exécution des services de livraison et des services de recharge électrique d’une manière professionnelle», lit-on notamment dans le contrat qui nous est soumis après la formation.
Un Juicer sans chargeur, c’est un peu comme un capitaine sans navire ou un plombier sans raie des fesses.
Une fois ma formation terminée et mon contrat signé (stipulant que je dois donner deux semaines de préavis à Lime avant de couper le courant…ho-ho.), il ne me manquait qu’une seule chose : mes chargeurs.
Un Juicer sans chargeur, c’est un peu comme un capitaine sans navire ou un plombier sans raie des fesses.
J’ai donc commandé par le truchement de Lime quatre chargeurs, livrés par UPS quelques jours plus tard.
Coût : 66$
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Mais d’abord, se familiariser avec la chose
Avant d’avoir le mandat de remettre des trottinettes en état de marche, la moindre des choses était de savoir comment elles fonctionnent. Il était donc urgent d’aller en tester une. Pour utiliser une trottinette Lime, l’usager doit payer 1$, puis 30 sous par minute de location. Le port du casque est obligatoire, même si la quasi-totalité des utilisateurs croisés n’en portent jamais. J’ai dû me rendre sur le Plateau pour en tester une, puisque mon quartier se trouve dans une zone hors limites. Et, en gros, l’usager qui abandonne une trottinette dans une zone hors limites reçoit une amende de 25$.
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Et c’est un départ!
Maintenant que je manipule aussi bien la trottinette que Mesmer manipule les esprits, c’est enfin le moment de passer à l’action et de faire de l’argent!
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Premier constat : les trottinettes en manque de jus sont à Griffintown ou au centre-ville, bien loin de chez moi. J’ai spotté la plus proche, à l’angle des rues de Rouen et Parthenais. La batterie était à 20% (le seuil minimum pour la recharge en plein jour), je pouvais donc aller la chercher. On recommande au Juicer d’aller faire sa cueillette après 20h le soir, où il est alors possible de recharger l’ensemble de la flotte, peu importe l’état de la charge.
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Deuxième constat : c’est pesant une putain de trottinette et ça rentre moyen dans mon coffre de voiture. Pas grave, gonflé à bloc par l’appât du gain et l’argent facile, j’ai identifié une deuxième trottinette à recharger sur la rue Saint-Hubert au coin Everett. L’option «réservation » n’est pas obligatoire, mais est valide pour 30 minutes. Ensuite, la trottinette redevient accessible à tous les Juicers de la ville, mes compétiteurs. Avec la congestion perpétuelle qui paralyse Montréal, ça devient périlleux de respecter ce délai.
C’est pesant une putain de trottinette et ça rentre moyen dans mon coffre de voiture.
De retour à la maison, une heure et demie plus tard (pour un trajet d’à peine 15 kilomètres, merci Montréal), j’ai transporté les bolides dans ma maison, devant le regard découragé de ma copine, qui se demande dans quelle connerie je me suis encore embarqué.
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J’ai branché mes trottinettes dans les prises de la salle à manger. Environ deux heures ont suffi pour remettre les piles à 100%.
Mais la job ne s’arrête pas là, puisqu’il faut ramener les trottinettes dans une des aires de stationnement consacrées, qui apparaissent sur l’application. Importante contrainte : les trottinettes doivent être en place avant 7h du matin. Oui oui, de belles heures de merde. J’ai donc mis mon cadran à 5h dans l’espoir d’être le Juicer du mois. Malgré quelques nouveaux jurons lancés en essayant à nouveau de faire fitter mes trottinettes dans la valise de ma Matrix, ma première run du matin s’est déroulée comme un charme.
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En trente minutes, et après avoir déposé les deux trottinettes sur la rue Montgomery, dans le quartier Ville-Marie, j’étais de retour devant mes toasts beurre-de pinotte-confiture. Un snoreau avait stationné son auto directement dans la place réservée. J’ai solidairement donné un coup de pied sur son bumper, avant de me ressaisir en me disant qu’il y avait encore de l’éducation populaire à faire. Un beau défi, auquel je suis fier de contribuer.
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Moins d’une heure plus tard, j’ai reçu un de mes mails préférés à vie : l’annonce de ma première paie qui rentre.
J’ai appris, en même temps, ma nouvelle identité.
Gotham a Batman, Montréal a désormais Hugo Rider.
Mon premier salaire : 10$, soit 5$ par trottinette rechargée.
10$ pour environ deux heures de travail, sans compter la recharge dans la cuisine. Pas les gros chars.
Pas une raison de se décourager. Si je veux faire de l’argent, je dois simplement faire plus d’efforts.
Les jours suivants, j’ai entrepris d’aller chercher des trottinettes chaque fois que je terminais mon quart de travail. Certaines sont parfois difficiles à trouver, même à l’aide du GPS. L’une d’elles m’attendait au bord d’un terrain de basketball, à l’ombre du pont Jacques-Cartier. J’ai dû enfreindre quelques règles de base du code de la sécurité routière pour aller récupérer l’engin déchargé à 85%. Une autre se trouvait dans le quartier Villeray, à quelques kilomètres de là.
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Avec le trafic, il m’a fallu une heure et demie environ pour aller cueillir mes deux trottinettes et les ramener chez moi dans Rosemont. La lumière d’essence de ma Matrix est tombée dans le jaune. Jusqu’ici, l’aventure m’a coûté autant en carburant que ce qu’elle m’a rapporté en salaire.
Pour que ça soit «rentable», il me faudrait clairement un camion pour embarquer 20-25 unités par jour.
Pour que ça soit «rentable», il me faudrait clairement un camion pour embarquer 20-25 unités par jour. Sans ça, impossible de faire un sou, encore moins dans une ville coincée dans un bouchon permanent.
Mes enfants commencent sinon à s’habituer à faire leurs devoirs dans un décor de trottinettes.
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Jackpot!
Trois trottinettes! D’un seul coup! Le GPS m’indique une cueillette dans le quartier Ahuntsic et, à mon arrivée sur une petite rue perdue devant des logements modestes, se trouve un groupe de jeunes qui viennent de vider les batteries des engins en question. «On est partis de Villeray avec!», lance fièrement l’un d’eux, pour expliquer pourquoi ils se trouvent aussi loin des zones autorisées par le projet-pilote. Le jeune homme ajoute avoir dépensé 40$ pour sa course. Son ami veut savoir comment il peut aussi devenir Juicer. Je le décourage aussitôt. «Oublie ça man, c’est déjà pas payant de même. Retourne à l’école». Au total, il m’a fallu une heure pour aller récupérer mon butin et rentrer chez moi.
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Je ne suis pas seul
Le métier de Juicer en est un de solitude. Après deux semaines, je croyais même être le seul en Ville. C’est en allant récupérer une quatrième trottinette vers l’heure du souper dans le quartier Ville-Marie que je suis tombé par hasard sur un confrère de travail. Je l’ai réalisé en voyant que le logo de la trottinette que je venais chercher avait disparu sur l’application. «Tu venais la chercher hein?», a lancé un jeune homme, en débarrant la trottinette du parc des Faubourgs.
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Le confrère se nomme Alex et charge des trottinettes comme side line en plus de son emploi dans la restauration. Il habite Ville-Marie, un quartier où l’objet de notre affection abonde. Chanceux.
Pour être plus productif, il s’est doté d’un pick-up. Ça l’amuse de voir ma Matrix. «C’est la deuxième fois que je vois un autre Juicer», souligne Alex qui dit avoir accumulé environ 150$ le jour de notre rencontre. Comme il est pressé, je lui demande son numéro pour faire une entrevue. Il m’en donne un faux.
Quelques semaines plus tard, j’allais croiser Ross, un véritable Juicer, pendant sa collecte quotidienne. Posté à côté de deux trottinettes à recharger dans Ville-Marie vers 21h30, une période très achalandée où pratiquement toute la flotte est disponible, je savais qu’un collègue allait finir par venir à moi.
Soudain, un camion de location se gare en trombe. «Pas le temps! Le temps, c’est de l’argent», me lance Ross, en débarquant du véhicule, quand je lui demande de m’entretenir avec lui pour ce reportage. En vieux pro, il balance les engins dans le camion qui contient déjà une vingtaine de trottinettes, immobilisées dans des sortes de rack à vélo en bois, presque toutes branchées à l’intérieur même de la boîte.
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À mesure que notre homme les récupère, des trottinettes se chargent. C’est ce roulement qui lui permet de faire de l’argent. «Des fois c’est payant, des fois ce l’est moins, ça dépend des soirs», explique, évasif, Ross, qui dit croiser rarement des compétiteurs. Il se braque lorsque j’entreprends de prendre une photo de son installation et demande même de voir mes photos pour s’assurer que je n’ai rien immortalisé. Sans me le dire, je devine qu’il veut éviter de partager sa recette aux autres Juicers. Il me donne son numéro pour une entrevue plus substantielle. Un faux, encore une fois.
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L’enfer du centre-ville
La routine s’installe. Depuis le début de cette expérience, j’évite le centre-ville comme la peste. Trop de trafic, pas de stationnement, détours et cônes orange. En résumé : l’enfer. Mais comme la plupart des trottinettes s’y trouvent, j’ai pris le taureau par les cornes, avec l’aide de ma jeune collègue Jasmine qui surveille ma voiture illégalement stationnée pendant que je couraille.
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Nous en avons ramené quatre au bureau, notre nouvelle salle de recharge. J’ai évidemment subi le regard sévère de mes collègues, m’accusant de consommer outrageusement de l’électricité et de réduire l’espérance de vie de Gaïa. Jasmine aussi a trouvé l’expérience pénible, comme le démontre cette photo où elle a vraisemblablement perdu la raison.
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J’ai déposé le tout dans un endroit discret au milieu d’un chantier en fin de journée, pendant que s’abattait un déluge sur ma tête, en échange d’un ridicule 20$.
Injustice
Dans un effort de conciliation Juicer-chasseur d’histoires, je suis allé chercher deux trottinettes en matinée avant d’amorcer mon quart de travail. Le destin a voulu qu’elles aient un bogue en même temps, une fois rechargées à 100%. Incapable de les faire fonctionner, j’ai signalé le problème, avant de les abandonner près du bureau, dans un endroit désigné. Cachet pour l’opération? Zéro dollar.
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La fin
Un dernier petit coup avant d’accrocher mes chargeurs. Dommage, mon salaire à la pièce vient tout juste d’augmenter, oscillant maintenant entre 4,30 à 6,30$ environ, des prix visant à refléter les efforts investis, justifie Lime via un courriel interne.
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Après une collecte dans un centre-ville toujours aussi paralysé et une autre dans Rosemont hors de la zone autorisée, j’ai récupéré une trottinette défectueuse (le logo est rouge et différent), à déposer dans un limebase des environs, c’est-à-dire un endroit mystérieux où quelqu’un devrait aller la réparer ou l’envoyer à la casse, qui sait.
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Ces amochées de la route sont visiblement très nombreuses. Au « garage » de la rue Jeanne-Mance/Saint-Catherine, j’ai croisé Ryan, un étudiant de Concordia qui ramenait aussi deux engins défectueux. «J’ai pas de voiture, alors je marche autour et je ramène les trottinettes brisées ».
En sept jours, il dit avoir fait 70$ pour environ trois heures de travail.
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Morale de l’histoire, être Juicer n’est pas un métier payant. Pas avec une Toyota Matrix, en tout cas. Pour en faire une job de jour, il faut le faire à temps partiel pour ramasser un peu d’argent de poche comme Ryan ou être équipé comme Ross, et se soumettre à des horaires atypiques et à un casse-tête permanent avec la congestion routière.
Mais si ça t’intéresse malgré tout, j’ai quatre chargeurs à vendre pas chers…
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*C’est vraiment pas des gros chars, mais la totalité du montant amassé durant ma carrière de Juicer sera remise à l’organisme Mères avec pouvoir.