Logo

Je ne comprends rien au jazz… quelqu’un peut m’expliquer ?

Chaos musical ou génie absolu? Rien que pour vos oreilles, j’ai investigué.

Par
Malia Kounkou
Publicité

Il y a des péchés que l’on n’avoue que sur son lit de mort : un enfant caché, l’emplacement du corps, une dépendance à la série Riverdale. Pour moi, ce grand et honteux secret n’est autre que mon profond désamour du jazz.

Et pourtant, quel style musical n’ai-je pas déjà côtoyé de près ?

Biberonnée au R&B des Destiny’s Child, j’ai grandi avec du rap boom bap à la Kery James, effectué un détour pop obligatoire via Nelly Furtado, fait une mignonne petite crise d’ado grâce à Paramore, vécu ma période fille_tumblr_triste.jpeg avec Lana Del Rey, révolutionné le monde aux côtés de M.I.A., bifurqué vers Marylin Manson (pré-cancel, précisons), atterri dans le monde hyperpop d’Arca…

Aucun style musical ne m’a donc traversé sans que je ne m’y sois accroché un minimum. J’ai même eu une phase reggae pendant six jours, deux heures et sept minutes.

Sauf le jazz.

Publicité

C’est bien simple : dès que j’en écoute, mon ouïe en ressort profondément troublée. J’entends des notes, des instruments, des rythmes, mais le tout mélangé sonne à mes oreilles comme une cacophonie moins mélodieuse encore qu’un bruit de craie sur un tableau noir.

Pour paraphraser cette grande philosophe cartésienne qu’est Angela dans la série The Office : pourquoi ne pas juste jouer les bonnes notes?

Mais par-delà le fait de ne rien trouver d’attrayant dans ce genre musical, ma fascination morbide se porte plutôt sur les personnes qui, de leur plein gré, écoutent du jazz et – tenez-vous bien – apprécient ce qu’elles entendent.

Toutefois, comme il n’est jamais trop tard pour apprendre, je me suis donné pour objectif estival de faire la paix avec le jazz. Ici comprendre : harceler mes collègues mélomanes à la pause dej’ pour répondre à mes questions de novice.

Publicité

À chacun son jazz

Face au jazz, chacun semble détenir sa propre image mentale; du moins, c’est ce qui ressort de ma toute première ronde de questions.

« Moi, c’est drôle, j’imagine un homme rose des années 90 avec des manches roulées et un petit verre de vin à la main », me décrit ma boss, Rosalie. « C’est très Déclin de l’empire américain, en fait. »

Plus tard, j’apprends que ce mystérieux homme rose a un nom : UZEB, un groupe de jazz fusion québécois que son père écoutait souvent lorsqu’elle était plus jeune.

Pour mon collègue Alex, le jazz est plutôt semblable à de l’art contemporain.

« Tu vois, Jackson Pollock, ça ne me parle pas, m’explique-t-il. Mais si tu tombes sur quelqu’un de passionné qui t’explique le concept, la façon de faire du peintre, l’état dans lequel il a créé telle ou telle œuvre, tu vas direct trouver un intérêt. Et le jazz, c’est pareil. »

Convergence (1952), Jackson Pollock. Cette toile se veut refléter la Guerre froide.
Convergence (1952), Jackson Pollock. Cette toile se veut refléter la Guerre froide.
Publicité

À quelques pas de là, mon autre collègue Harold me fait part de sa propre perception.

« Pour moi, le jazz, c’est fait pour cuisiner, improviser des saveurs, laisser libre cours à sa créativité », partage-t-il en alliant les mots aux gestes tandis qu’il étale minutieusement des tranches de jambon fumé sur un rectangle d’aluminium.

Plus tard, lorsque j’interrogerai mon père (oui, l’échantillon de répondants pour cette enquête a été vaste), il me répondra penser directement au poème New York de Léopold Sédar Senghor, l’écrivain et homme politique sénégalais qui, aux côtés d’Aimé Césaire et Léon-Gontran Damas, initiera le courant littéraire anticolonialiste de la négritude.

« C’est un texte qu’il a voulu chanté en jazz et dont il a même indiqué les instruments qu’il fallait utiliser. C’est dire à quel point le jazz a une importance incroyable », s’exclame-t-il, faisant référence à la mention « pour un orchestre de jazz : solo de trompette » précédant la toute première strophe du poème.

Publicité

À la recherche de l’ADN

Bien que ces images soient belles, aucune ne m’explique vraiment si le jazz se boit ou se mange. Quelle serait donc une définition précise de ce mouvement ? Afin d’avoir une réponse, je me tourne vers Joseph (un quatrième collègue, vous l’aurez deviné) qui a non seulement son propre groupe de jazz, mais a aussi étudié académiquement le sujet pendant pas moins de sept années.

« Comme le jazz existe depuis plus de 100 ans, c’est vraiment dur de dire : “Ok, ça, c’est du jazz”. [Donc] c’est un mot qui est un peu vide de sens », estime-t-il.

Son ancêtre étymologique nous informe toutefois sur son caractère énergique : « jazz » vient de « jasm », un terme d’anglais ancien datant de 1860 qui signifiait « esprit, énergie et vigueur ». On décèle donc un genre qui incite au mouvement et ne tient pas lui-même en place, quittant ses origines afro-américaines – nous y reviendrons – pour se rendre en Chine, au Brésil, en Allemagne ou en Australie, mêlant chaque fois ses sonorités à celles locales.

Mais au milieu de ces sauts culturels demeure une norme commune (bien que facultative) : l’improvisation en temps réel.

Publicité

« Il faut avoir un langage commun. Il y a des formes et des normes à suivre », m’indique Joseph.

Ainsi donc, cette cacophonie obéit à des règles. Insolite. Et moi qui pensais même trouver une alliée en Rosalie lorsqu’elle m’admet n’entendre elle aussi qu’un chaos de notes sur fond de percussions, je découvre qu’elle trouve également de la beauté dans ce grand tourbillon.

« J’ai une attirance inexplicable pour la musique compliquée parce que j’admire les gens qui y jouent. Ça vient me chercher. Ce sont des mathématiques », illustre celle qui se définit comme un esprit rationnel.

Récapitulons donc : le jazz est une musique indéfinissable, sinon par son immense complexité. Si immense qu’elle en deviendrait comparable à une formule mathématique. Mais cette formule doit-elle être nécessairement comprise pour être aimée ? Une question posée avec la peur au ventre : je déteste les chiffres.

« Du tout ! », me rassure cependant Rosalie. « Je ne comprends pas le jazz, puis j’apprécie. Donc comprendre n’est vraiment pas nécessaire. »

Publicité

C’est précisément à ce moment-là que Ben (aka, mon acolyte de culture pop américano-américaine) interjette à sa droite : « Moi, j’ai besoin de comprendre pour apprécier ». Ah ! Le mystère s’épaissit.

Ben s’est enseigné le jazz en autodidacte en consommant livres, revues et critiques musicales, notamment celles du célèbre journaliste musical Alex Ross. Le lire religieusement l’aidera à se familiariser petit à petit avec les bases de cet univers, mais aussi avec les sonorités de grands noms qui l’ont façonné, tels que le saxophoniste John Coltrane, le chanteur Dennis Rowland ou encore le clarinettiste et saxophoniste Sidney Bechet.

Publicité

« C’est une musique de bonne humeur, une musique ensoleillée, décrit Ben. Ça convient à un mood sans vraiment te donner d’attentes. Une chanson pop, tu sais exactement ce que tu vas avoir. Une chanson jazz, tu sais jamais où ça va t’emmener. »

« Écouter du jazz, c’est se faire challenger et entendre des choses qui ne sont pas faciles à l’oreille. »

L’ennui, c’est que je ne suis pas réfractaire aux chansons qui surprennent – tout l’inverse, même. Pour preuve, ce qui m’a fait aimer The Weeknd en 2009 a été la transition démente (pour l’époque, on s’entend) qui s’opère au beau milieu de sa chanson House Of Balloons/Glass Table Girls. Je me rappelle encore m’être arrêtée en pleine rue, bouche bée, tandis que mon ouïe entendait une révolution.

Publicité

Si j’aime donc être surprise en musique, pourquoi mes oreilles sont-elles aussi hermétiques au jazz ? Parce que, selon Joseph, tout le problème réside précisément dans l’oreille.

« Il faut l’entraîner pour entendre le rythme et savoir que c’est finalement une communication entre les musiciens. Un morceau de jazz ne fonctionne pas si les musiciens n’écoutent pas ce qui se passe autour d’eux », m’indique-t-il.

Il prendra pour illustration le fixed form jazz, un genre codifié à la fin des années 50 dont tout le principe reposait sur le fait de répéter les refrains de chansons populaires de l’époque, jouer une même séquence en chœur au début et à la fin du morceau, puis combler le milieu d’interprétations individuelles et improvisées du thème commun.

Publicité

Une oreille attentive saura donc reconnaître ce fameux thème sous ses différentes formes, mais appréciera aussi la souplesse dont feront preuve les musiciens en parvenant à se réapproprier différemment les mêmes accords sans jamais rompre l’harmonie de groupe.

Et qui l’eut cru : entraîner son oreille signifie aussi déceler l’humour à travers la musique.

« Le truc préféré des ensembles de jazz, c’est de jouer en espérant que l’autre après soi va fuck up puis que le prochain va réussir à keep up avec lui », m’informe ainsi Billy, lui aussi musicien de longue date.

Il y a ici un machiavélisme qui me fait rire, mais un droit à l’erreur qui me touche assez. Comme le disait Miles Davis, une autre figure éminente du milieu : « Si vous faites une fausse note, c’est la note suivante que vous jouez qui déterminera si elle est bonne ou mauvaise ».

Publicité

Tout est dans tout

Dans la foulée du fixed form jazz, j’apprends aussi le nom de mon ennemi juré : le free jazz. Ou, comme la sœur d’Alex le décrit si bien, « quelqu’un qui dit ‘top’, puis tout le monde fait n’importe quoi et quelqu’un qui dit ‘stop’, puis tout le monde s’arrête ». Développé entre les années 50 et 60, ce style avant-gardiste imprégné d’improvisation est la forme la moins accessible du jazz. Incidemment, c’est aussi celle à laquelle tout le monde pense aussitôt lorsqu’on parle de jazz.

Est-ce pour autant la seule ambassadrice légitime du genre tout entier ? Loin de là, surtout avec les nombreuses formes que le jazz a pris au fil des différents courants musicaux qui l’ont succédé.

« T’as le jazz et puis très rapidement après, t’as le blues et là très rapidement après, t’as le doo wop, puis très rapidement après, t’as le boogy woogy. Donc en moins de 30 ans, tu passes du jazz au disco et personne n’a compris comment », me liste Billy.

Mais au milieu de ces changements, le jazz a toujours été – et continue d’être – un fil rouge, surtout dans le hip-hop, comme le souligne Alex.

Publicité

« Notre génération a beaucoup découvert le hip-hop avec celui des années 90 et ce hip-hop là samplait des morceaux de jazz des années 50. Donc tu vas chercher le sample original et ça te fait une porte ouverte au jazz, développe-t-il. Avant que tu ne t’en rendes compte, tu commences à aimer des accords et des sonorités très spécifiques à ce style musical. »

Ces ponts entre le monde du hip-hop et celui du jazz prennent les noms de J Dilla, de MF Doom, de Pharrell Williams, de The Alchemist… et même d’Anderson Paak, un artiste funk pour lequel je pourrais, si besoin est, vendre un poumon au marché noir. Même Sade! Même Amy Winehouse!

D’un seul coup, je réalise alors que le jazz était bien plus proche de mes écouteurs d’iPhone que je ne le croyais.

Publicité

Aux yeux de Billy, la chose est simple : le jazz est la base même de toutes les musiques contemporaines. Point barre. Le rock ? C’est du jazz. Le métal ? C’est du jazz. Hot N Cold de Katy Perry ? « Hum…», hésite-t-il soudain.

Mais peut-être qu’ici aussi, la réponse est oui. Car beaucoup plus que de simples notes, le jazz est une souplesse d’attitude, un groove indéfinissable, une façon de jouer avec l’harmonie et ses silences pour obtenir le résultat le plus percutant possible.

« On peut étirer les notes, les rendre beaucoup plus courtes, varier les rythmes dans la même chanson. Le jazz, c’est la liberté de réellement explorer son instrument plutôt que de rester sur du consensuel », décrit Billy.

Down the river

Sous l’Amérique de Jim Crow, les esclaves noirs n’avaient pas le droit de pratiquer les percussions. La peur était qu’ils s’en servent pour communiquer et se révolter, comme cela a été le cas en 1739, lors de la rébellion de Stono, en Caroline du Sud. Une plus grande peur encore était que « ça crée en eux trop de joie de vivre », m’explique Billy.

Je réalise alors à quel point le jazz et ses percussions sans retenue sont à eux seuls un acte radical.

Publicité

Ses notes sont frénétiques, libres et éclatées pour rattraper 400 ans d’entrave. Pour réunir aussi toutes les musiques qui ont permis aux peuples noirs exportés ou enracinés de survivre; le call and response, le negro spiritual ou même les récits de griots. Le jazz est à finalement un témoignage de souffrance, de résilience et de liberté assumée devenu universel.

« Je trouve extraordinaire que des gens situés en position d’esclaves sur le plan systémique et qui devaient le rester de génération en génération en arrivent à créer un rythme et que ce rythme soit devenu une musique d’élite », remarque mon père.

Publicité

Force est effectivement de constater que, par une ironie renversante, le jazz autrefois considéré comme de la piètre musique de speakeasy pour une frange marginalisée de la population est désormais l’apanage des classes aisées. Écouter du jazz est presque devenu un gage de street cred réservé à un groupe d’initiés qui en connaîtraient les règles, car suffisamment bien nés pour les avoir apprises au berceau.

Du moins, de l’extérieur, c’est l’image qui paraît. Et c’est d’ailleurs l’une des raisons qui m’a rendue si réfractaire à ce genre musical.

« C’est un milieu élitiste aussi pour les auditeurs parce qu’il y a un genre de nostalgie de classe qui domine », souligne Joseph.

« Puis il y a l’idée que les clubs de jazz sont sophistiqués, les gens y vont en costards, alors que d’abord, c’était une musique populaire comme toutes les autres. » Pratiquer le jazz en minimisant son histoire, c’est donc rendre vide de sens ses harmonies.

Publicité

L’instant T

Une parfaite happy end serait que je tombe enfin amoureuse du jazz, n’est-ce pas ? Hélas, nous ne sommes pas à Hollywood et le coup de foudre ne s’est pas produit.

En profitant des derniers jours d’un festival de jazz, toutefois, j’ai enfin pu mettre le doigt sur la nature première de mon blocage : ce n’est pas tant que je n’aimais pas le jazz, mais plutôt que je ne comprenais pas son univers.

Car maintenant, et sans nécessairement être conquise par la mélodie, j’en vois la délicatesse de ses rouages lorsque deux musiciens communiquent par leurs instruments seuls ou encore lorsqu’un motif musical se distingue en arrière-fond là où, avant, tout ne me semblait être que du bruit.

Je comprends aussi que le jazz est un exercice d’immersion totale dans l’instant présent.

« Ce n’est pas une musique faite pour être répétée », comme m’expliquait Billy. Malheureusement, ne jamais parvenir à être complètement dans le moment est mon treizième défaut – oui, j’ai une liste –, car si mon corps est ici, mon esprit, lui, est constamment dans l’ailleurs et l’après. Alors si je vous annonce un jour être fan de Sidney Bechet, c’est que j’en aurais enfin guéri.