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Lundi, le réveil sonne. Une nouvelle semaine commence. La même pensée me traverse tous les matins, cinq jours sur sept : il faut que je me prépare pour aller travailler. Travailler pourquoi faire ? Pour ramener de l’argent chaque fin de mois. Argent qui me servira pour manger, payer mon loyer, mes factures, rembourser mon prêt, et peut-être aller boire un verre vendredi soir. La liste est longue, peu amusante, et résumé en une phrase : gagner de l’argent que je vais dépenser pour vivre. Est-ce que j’en ai envie ? La réponse repose sur trois lettres : non. Pas vraiment. L’idée de me rendormir est plus forte que de me lever et de devoir m’assoir dans un open space toute la journée (en plus, je déteste les open spaces). Pourquoi est-ce que moi, comme des milliers d’autres personnes, ne voulons plus aller travailler ? Est-ce que nous sommes réellement fait pour ce quotidien presque aliénant, résumé en un maussade métro-boulot-dodo ?
Depuis la pandémie et les multiples confinements – instants où le monde et l’économie se sont arrêtés – je vois de plus en plus de gens en âge de travailler prendre la décision de tout plaquer et démissionner. Outre-atlantique, on a observé l’effet de la « Great Resignation », ou traduit en français : la Grande démission. Ce phénomène s’est répandu dans l’Hexagone : des jeunes comme des moins jeunes questionnent le sens du travail, au point de refuser d’entrer la tête la première dans un système qui nous a appris à travailler du lundi au vendredi, de neuf heures à dix-huit heures. D’après une étude menée par OpinionWay, sur 1046 personnes salariés (dans le public ou le privé), près de 40% ressentent cette envie de démissionner – dont 5% tous les jours ou presque. Constat numéro un : une fois la démission posée, le premier sentiment ressenti est le soulagement. Soulagés d’être libérés d’une vie à trente-cinq heures où la santé mentale est souvent mise sur le bas-côté. Notre société a vu l’apparition de nouvelles maladies comme le burn-out, ou encore le bore-out : des maladies liées au travail – à l’ennui où à la surcharge mentale que son poids nous inflige.
Nous voilà dans une nouvelle ère, où notre personne compte plus que le salaire gagné : les Français sont prêts à travailler moins pour gagner moins – pour profiter plus. Plus envie d’attendre la retraite pour vivre la « vraie vie », surtout quand celle-ci pourrait passer de 62 à 65 ans (merci Manu). Un retour à une vie plus lente, où l’on consomme moins ou mieux, où la vie de famille prime sur les heures à travailler, où prendre soin de soi devient la nouvelle norme. Ce choix de ne plus travailler, il faut un certain courage pour s’y décider – particulièrement quand le confort et les moyens financières (la thune quoi) ne sont pas présents. D’une certaine manière, c’est accepter de ne plus faire partie de cette boucle travail-consommation sans fin – auquel on nous pousse tout le temps.
En traînant sur Internet, plus particulièrement le SubReddit/AntiTaff, j’ai reçu des dizaines de témoignages d’utilisateurs qui exprimaient la même pensée : le travail n’est qu’une manière de gagner sa vie pour mieux la vivre. Il n’est pas synonyme de passion, ni même d’un choix, mais d’une obligation. Alors beaucoup continuent à travailler, obligés de payer un loyer. Au fur et à mesure de messages reçus, le même discours revenait sans cesse : le travail avait fini par les répugner, ou pire, les détruire. Voici un extrait des messages que j’ai reçu. Les prénoms ont été changés pour garder l’anonymat des personnes qui ont accepté de témoigner.
Charlotte*, 30 ans, pharmacienne :
« Le matin, lorsque j’arrive au travail, je suis heureuse d’être là. Le soir, avant de partir, je veux changer de métier. Il faut dire que je me relève d’un burnout. J’ai craqué, comme de nombreux collègues, pendant l’été 2021, lorsque la surcharge de travail a explosé, tandis que les loisirs sociaux restaient culpabilisés socialement. Un début de dépression… J’ai très mal vécu l’arrêt de travail. Je me sentais coupable, j’avais l’impression d’être un parasite pour la société. Aujourd’hui je suis en reprise de travail. » Si Charlotte a réussi à reprendre le travail avec des horaires aménagés, la sensation d’être usée par cette vie à 35h dans la vente de produits pharmaceutiques qui demande beaucoup d’efforts. Notamment de prendre sur soi, surtout lorsque la santé de clients est en jeu. Elle subit des pressions, des menaces de morts. Si le salaire lui convient, les à-côtés de son travail sont compliqués. « C’est quelque chose que je vis très mal. J’arrive le matin avec l’envie d’aider des gens et je repars le soir avec la tristesse de savoir qu’on me considère souvent comme un obstacle ou un arnaqueur. J’ai fait d’autres jobs avant (agent d’accueil, ménage, service à la personne) et bien que moins payé, je m’y sentais souvent beaucoup mieux, et mieux considérée, alors que je m’y investissais beaucoup moins. »
Dans cette longue conversation, beaucoup estimaient que ce n’était pas le travail en soi qui était un problème, mais bien la manière dont nous travaillons, qui fait nous sentir « inutile », souvent « à la merci d’une entreprise ». Même quand des jobs comme médecins ou agriculteurs, qui sont des métiers destinés à servir la société (et donc avoir du sens) finissent par perdre de leur essence, qu’on voit les médecins en hôpitaux quitter le service public « tellement ils passent de temps à faire de la paperasse et mal soigner les gens », on se demande : mais qu’est-ce qui cloche avec le travail aujourd’hui ? Pour Gabriel, qui travaille dans le monde du jeu vidéo et du marketing : « Je ne pense pas que ça soit le job en lui-même le problème, c’est plus tout ce qu’il y a autour : les collègues, l’ambiance de travail, le management toxique, le fait de faire 40h par semaine, les appels à 22h parfois, et puis le manque de sens. J’ai travaillé sur pas mal de jeux gratuits (free to play) et finalement, tu as surtout l’impression d’extorquer de l’argent à des gamins. » Gabriel a arrêté de travailler après avoir été licencié à cause du Covid, même si la réalité de son licenciement était tout autre. « On m’a viré pendant mes vacances parce que je l’ouvrais quand mon boss était trop toxique. Une fois sans emploi, j’ai passé un an à devoir me justifier de mon envie de ne plus travailler. J’ai décliné de nombreux jobs et entretiens d’embauches parce que j’étais sélectif et j’avais un mauvais feeling à propos de ces entreprises. Je touchais le chômage, heureusement que j’avais des économies » Si refuser de travailler reste encore mal perçu, c’est peut-être parce que le travail a été glorifié, mis sur un piédestal à tel point qu’il est devenu l’essence même de qui nous sommes. Pourtant, je ne connais pas de nouveaux nés salariés, et nous mourrons retraités.
Le monde dans lequel nous vivons a fini par priver beaucoup d’entre nous du simple plaisir de ne rien faire. Plaisir coupable que l’on s’octroie uniquement les week-ends ou dans notre lit, après une journée à bosser – et nos nuits finissent par se résumer à scoller indéfiniment sur TikTok avant de reprendre le travail le lendemain. Cette revanche sur le temps où nous travaillons est symptomatique que quelque chose cloche et qu’il faut changer la donne. Il serait temps de faire de sa journée des choses qui nous inspirent ou nous font nous sentir utiles, plutôt qu’être lassé derrière un écran toute la journée.
La solution récurrente aux taffs nuls, c’était de devenir indépendant (aussi dit « en freelance »). Une manière de se détacher de l’idée de l’employé soumis, contraint aux heures de bureau. Certes on gagne moins de thunes, mais on choisit ce qu’on fait de son temps et comment on gagne son argent. Plus de manager aigri, pas de collègues relous. Fini les réunions interminables, les lunchs longs à mourir, et la liste des trucs chiants qui appartiennent au lexique de « vivre en entreprise ». Mais comment on fait quand on fait partie des gens qui ne savent pas comment bosser seuls ? Qui ne savent pas travailler tout court même ?
Dans cette société, la troisième question après « Tu t’appelles comment ? » et « Quel âge as-tu ? », c’est « Tu fais quoi dans la vie ? » Alors pour le bien de tous (et pour que j’évite de mourir de honte en avalant de travers ma pinte), demandez-moi ce que j’aime manger, quelle musique j’écoute, quelles sont mes passions. Mais arrêtez de me demander ce que je fais dans la vie, parce que j’écris juste des articles sur pourquoi à 21 ans, je n’ai pas envie de travailler. Et ça veut tout dire.