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« Je donne mon corps et mon âme au personnage », rencontre avec Franz Ragowski
URBANIA a rencontré Franz Rogowski, l’acteur intense et hyper-expressif à l’affiche de Disco Boy, une fable hallucinée, hallucinante et politique.
J’arrive dans le tout petit bureau sous les combles parisiennes, j’ai chaud. La vague de froid est finie. Lui “ne sort pas du tout en ce moment. Je ne sais même pas quelle température il fait dehors.” Franz Rogowski enchaîne les promos. D’ailleurs, il est déjà à moitié en costume. L’acteur allemand doit se rendre dans quelques heures à la cérémonie des Lumières, où il est nommé pour son rôle dans l’hypnotique Disco Boy de Giacomo Abbruzzese. Il y incarne un Aleksei, un migrant biélorusse engagé dans la Légion étrangère pour obtenir la nationalité française. Des froides forêts des portes de l’Europe à celles marécageuses du delta du Niger, la caméra le suit jusqu’à la folie sur une hypnotique musique signé Vitalic (nominé aux César 2024). Dans Passages, film sorti également au printemps (disponible en février sur Canal+), il troque treillis et tatouage de la Madone contre crop top en résille et vélo. Il y incarne Tomas, un metteur en scène qui voit son couple avec Martin (Benjamin Whishaw) menacé par sa rencontre avec Agathe (Adèle Exarchopoulos), une institutrice.
Acteur changelin à la présence intense et jeu hypersensible, Franz Rogowski trimballe sa main character energy de projets d’auteurs en projets d’auteurs. S’il ne remportera pas, ce soir là, le prix du meilleur acteur des Lumières, le comédien de 37 ans collectionne déjà les récompenses en Allemagne et en Catalogne pour ses rôles de jeune employé de supermarché dans Une valse les allées, d’immigré un peu perdu dans une France fasciste dans Transit. Ou encore d’adulte handicapé reclus dans les Alpes avec sa mère, dans le fantastique et horrifique Luzifer. Bientôt, son visage de chouette hyper-expressif et son corps malléable seront à l’affiche de Birds d’Andrea Arnold et de Wizards! de David Michôd.
Vous l’avez compris, Franz Rogowski n’a pas le temps. Pourtant, sur son petit pouf noir, l’acteur respire une patience infinie. A la fin, quand je m’excuse de mon stress (et de mon anglais), il confesse de sa voix douce et nasale : “Moi non plus je ne regarde pas beaucoup de films. Le syndrome de l’imposteur, je l’ai tout le temps. Et tu imagines quand tu dois monter sur scène avec ?” . La porte s’ouvre. Fin du temps imparti. La ronde des interviews doit se poursuivre.
Retranscription d’une rencontre chronométrée :
Tout d’abord, je suis curieuse. J’ai lu que tu avais commencé ta carrière artistique en étant clown. Comment es-tu devenu clown ? Et est-ce que ça influence tes choix artistiques ?
Nous sommes tous des clowns. Il faut juste trouver son clown. Le clown a été une courte période de ma vie. Je cherchais ma chance. J’étais vraiment mauvais au lycée, j’ai fini par essayer le théâtre puis je suis allé dans une école de clowns en Suisse. J’ai été à mon premier festival de cinéma comme ça, à Locarno [en Suisse]. Avec un ami, on en avait entendu parler et, comme on ne pouvait pas y entrer, on y a fait du théâtre de rue. Nous faisions du jeu sans parole avec beaucoup d’expressions du visage.
Après cela, je me suis dirigé vers le théâtre, puis vers les arts du spectacle et la danse contemporaine. Je suis donc toujours resté du côté physique du théâtre. J’ai abandonné les techniques de cirque, mais mes années de théâtre et de scène ont été inspirées par l’ouverture et la naïveté des clowns. Ce qui est beau chez un clown, c’est que c’est quelqu’un qui redécouvre le monde. Nous pensons tout savoir sur tout. Mais le clown se retrouve dans ce monde pour la première fois, un peu comme un enfant. Et il partage cette beauté avec les autres. J’essaie toujours de découvrir les choses que je fais au moment où je les expérimente.
J’ai été étonnée de voir que dans tes deux derniers films, Disco Boy et Passages, ton jeu passe beaucoup par ta présence corporelle car tu ne parles pas beaucoup. Ou, du moins, ce n’est pas ce qui compte. Est-ce quelque chose que tu cherches dans tes projets ?
Peut-être que je suis attiré par un cinéma qui n’utilise pas trop de mots pour expliquer une histoire. Je ne trouve pas ça très intéressant d’exprimer mes émotions par le biais du langage. Le langage est intéressant pour sa musicalité mais pas tellement pour l’information. La langue que j’aime au cinéma, c’est le montage, le corps dans le temps, l’espace, les costumes. Pas comment l’acteur exprime ses besoins pour trouver une solution à ses problèmes.
L’une des meilleures méthodes pour donner vie à un personnage de fiction, qui n’est à la base qu’une idée sur papier, consiste à lui prêter son propre corps. Je ne comprendrais jamais complètement un personnage. Je ne surmonterai jamais le fossé qui sépare ma vie et mes rêves de lui. Mais je lui donne mon corps et mon âme. Puis, nous passons du temps ensemble à faire un film.
Dans The Great Freedom, tu joues un homme homosexuel qui sera interné trois fois pour homosexualité après la seconde guerre mondiale. J’y ai appris qu’après la chute du nazisme en Allemagne, les detenus gays des camps ont été envoyés directement en prison pour qu’ils terminent leur peine. Est-ce que tu connaissais cette histoire avant qu’on ne te propose le rôle ?
Non, je n’étais pas au courant. Quand les Alliés ont libéré les camps – comme l’homosexualité était interdite en Allemagne avant la guerre, et aussi aux États-Unis – ils étaient convaincus que ces hommes étaient toujours des criminels et qu’ils devaient être envoyés en prison. Ce qu’ils ont dû endurer est tellement énorme et impensable que je n’ai pas voulu prétendre comprendre ce qu’a pu ressentir l’un de ces hommes. J’ai plutôt décidé d’affaiblir mon corps par des régimes jusqu’à un point où j’en ai vraiment souffert. Puis j’ai juste essayé de tenir le coup, de ne pas m’écrouler.
ça t’a fait quelque chose, intimement, de découvrir cette histoire ?
Vous savez, en connaissant un peu mieux votre propre histoire, vous réalisez que votre propre éducation n’a peut-être pas été aussi ouverte que vous le pensiez. Nous ne nous sommes débarrassés de cette loi que dans les années 60. Et, pour certains passages, dans les années 70. Ce n’est donc pas si loin. Je me suis rendu compte qu’il y a avait beaucoup de peur hétéronormative autour de moi. Quand j’étais jeune, je me souviens être allé avec ma mère dans une bijouterie pour me percer l’oreille. J’ai présenté la “mauvaise” oreille. Les vendeurs se sont penchés vers son oreille et lui ont chuchoté que ce n’était pas bien, que c’est le “mauvais” côté. Il y avait donc toujours une “mauvaise oreille” dans les années 90.
Le film Passage et ton rôle offrent un portrait doublement rare de la bisexualité. D’abord, parce que Tomas est un avec un homme avant de rencontrer une femme alors que le scénario fréquent est plutôt la découverte par une personne hétérosexuelle de son attirance pour une personne du même genre. Mais aussi parce souvent, cette attirance semble d’habitude effacer, annuler, toute sa précédente sexualité. Comme si on ne pouvait être que soit gay ou soit hétéro. Tu as eu des retours du public queer dans ce sens ?
Selon la ville et la culture auxquelles vous présentez un film, vous obtenez des réactions très différentes. À Berlin, par exemple, Certain.es spectateur.ices ont demandé pourquoi les trois personnages n’arrivent pas à former une famille. Là- bas, beaucoup de personnes sont habitués à des structures familiales et à des idées différentes sur la monogamie, les relations et l’amour. Aussi, iels n’ont pas jugé Tomas autant que la plupart des autres spectateurs qui ont vu en lui un réalisateur égocentrique et narcissique qui fait du mal à tous celleux qui l’entourent.
À Berlin, les gens se disaient plutôt : “Il est courageux. Il est “unapologetic” [il ne s’excuse pas d’être qui il est]. Il est bisexuel et veut juste vivre et explorer sa sexualité. Mais en même temps, il veut aussi avoir un enfant et être avec eux deux.” Moi j’ai voulu faire ce film parce que j’adore le travail d’Ira Sachs et que le scénario était excellent. Lui et son mari ont des enfants avec deux femmes. C’est donc une famille avec deux pères et deux mères. Ira sait de quoi il parle lorsqu’il crée ces structures complexes. Ben Whishaw et Adèle Exarchopoulos m’inspirent beaucoup aussi. Ce sont des gens formidables, avec qui il est agréable de travailler.
Passages, comme dans The Great Freedom, montrent tout deux des scènes de sexualités homosexuelles de manière explicite. Est-ce que pour toi c’était important d’offrir une représentation encore rare dans le cinéma ?
J’aime l’idée que nous sommes des exemples intéressants pour dépeindre l’histoire ou l’amour homosexuel. Mais pour moi, il n’existe pas une “intimité homosexuel” ou “un amour homesexuel”. Il s’agit de choses fondamentalement humaines, qui n’ont pas de sexe. Je ne me considère pas non plus comme un ambassadeur de la queerness. Je n’ai jamais essayé de faire quelque chose de super gay. Je veux juste être avec mon partenaire, la personne que j’aime. Je comprends le besoin de tout politiser, parce que nous sommes toujours politiques, mais je considère que ma responsabilité en tant qu’acteur réside plus dans l’intimité, dans les scènes de solitude, de passion. Dans ce qui pourrait être au cœur de notre société.
Dans Une Valse dans les allées, tu joues un jeune homme nouvellement embauché dans un supermarché. Et dans Luzifer, tu es un homme handicapé qui habite isolé avec sa mère. Ces deux rôles sont des masculinités peu représentées dans des films. Est-ce que tu cherches à explorer des contre-modèles ?
Je pense que je n’essaie pas de représenter certaines masculinités ni d’en contrer. Personnellement, je sens que je suis toujours en train de changer, d’explorer… Il y a beaucoup de masculinités et je ne sais pas laquelle je suis. J’essaie simplement de me relier aux personnes avec lesquelles je travaille et à mes propres sentiments, à ma propre sexualité et à ma propre personnalité. Aujourd’hui, au cinéma, le problème n’est pas tant le manque de diversité dans les représentations masculines, mais plutôt que tout doit être identifiable. Tu dois être soit gay soit super macho. Et ce n’est pas quelque chose que tu peux utiliser en tant qu’acteur.
Pour un personnage “macho”, j’essaierais de comprendre pourquoi ce type est comme ça puis de trouver quelque chose de plus concret. Parce que macho peut signifier beaucoup de choses. En Bulgarie, par exemple, il y a une manière d’exprimer ses émotions qui est très ouverte et très libre. C’est un ensemble de règles différent, une culture différente. On juge facilement tout de notre propre point de vue.