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Jazz is NOT dead

Interview fleuve avec Maurin Auxéméry au Festival International de Jazz de Montréal

Par
Anais Carayon
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Est-ce que le jazz, dont on annonce régulièrement la mort depuis les années 60, est immortel tel Michel Drucker ? Quel est le lien entre Miles Davis et le sperme ? Lauryn Hill est-elle vraiment insupportable ? Comment un Français né à Marciac au début des années 80 est-il un jour devenu le directeur de la programmation du plus grand festival de jazz au monde ? Cette longue interview avec Maurin Auxéméry répond à toutes ces questions – sauf une.

Beaucoup de festivals sont encore critiqués car ils continuent de ne pas faire la part belle aux artistes femmes. J’ai l’impression que tu fais très attention à ça toi en tant que programmateur du Festival International de Jazz de Montréal ?
Maurin Auxéméry : Mavis Staples, Elisapie, Ayra Starr, Men I Trust, Allison Russell, Monsieur Périné, Esperanza Spalding : 7 des 10 têtes d’affiche sont des femmes ou des groupes leadés par des femmes. Et par ailleurs, sept sur 10 sont ce qu’on appelle ici des BIPOC (Black, Indigenous and person of color ndlr). Mais tout ça, on le fait même pas exprès, on va naturellement vers cette programmation-là. Parce que ces artistes sont dans le jazz, dans le r’n’b, dans la soul, dans le funk, qui sont des musiques noires. Après, oui on pourrait faire mieux encore mais on cherche aussi l’équilibre, dans les styles musicaux, dans le type de public que ça ramener, des jeunes, des anciens. Ce qu’on a voulu cette année, c’est parler aux communautés. Montréal est une ville d’immigration, puisque le Canada, le Québec, sont des territoires d’immigration, et il y a une myriade de communautés différentes ici. Par exemple, Natalia Lafourcade a joué deux soirs de suite dans une salle de 3000 personnes blindée de Mexicains, de Chiliens, de gens originaires d’Amérique du Sud qui habitent à Montréal aujourd’hui et qui voient leur culture briller.

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Un des trucs qui m’émeut à chaque fois au Festival de Jazz de Montréal, c’est de voir dans les rues des jeunes, bien sûr, mais aussi des vieux, et notamment des couples de vieux trop mignons qui doivent venir ici ensemble depuis 40 ans parce qu’ils kiffent la musique ensemble et que le festival de jazz de Montréal, c’est leur rituel annuel.
C’est ça. C’est le principe du festival. On est en plein centre-ville de Montréal. On est un trait d’union entre les Montréalais, les communautés, les Francos, les Anglo. Tout le monde peut se rejoindre ici, peu importe d’où tu viens, la porte est ouverte et les gens viennent. Ils savent qu’ils vont pouvoir découvrir de la musique. Les gens, ils ne disent pas : “Je vais voir Trombone Shorty”, ils disent “ Je vais au Jazz”. Les gens vont au Jazz. Le mot de ce style musical est utilisé pour décrire qui on est.

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Tu as lu l’article dans Libé qui est sorti il y a 10 jours titré :
Pourquoi n’y a-t-il plus de jazz dans les festivals de jazz ?
Je l’ai pas lu mais j’ai vu certains de mes collègues réagir dessus, dont un qui a dit : “C’est dommage parce que dans les médias, il n’y a plus de journalistes de jazz”. (rires) Pour le coup, je trouve que c’est une excellente réponse.

On vous reproche à vous aussi de ne pas être “assez jazz” ?
Bien sûr, on nous pose souvent la question, mais moi, dans ce cas, j’encourage les gens à aller voir TOUS les concerts de jazz qui sont présentés dans une seule journée au Festival, on va voir si tu vas être capable de passer à travers ta journée. J’ai la quasi-certitude que personne n’est capable de le faire parce qu’il y a énormément de jazz au Festival de Jazz. Plus de 50% de ce qu’on présente, c’est du jazz. La promesse d’être un festival de jazz, on la tient l’année après année. Après, on présente aussi des artistes comme Ayra Starr, parce que cet événement appartient à tout le monde. C’est normal de parler à d’autres personnes aussi. C’est important, c’est essentiel. C’est bon pour le festival, c’est bon pour la ville, c’est bon pour les gens, c’est bon pour tout le monde. Pourquoi est-ce qu’on s’empêcherait de présenter ce genre de trucs ?

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Surtout que le festival de Montréal existe depuis 1980 et 1980, c’était déjà plus considéré comme la “grande époque du jazz”. Du coup, il y a toujours eu, j’imagine, un mélange des genres ?
Première édition, il y a Ray Charles qui est venu. Ray Charles, ce n’est pas du jazz. C’est du rhythm and blues, ce n’est pas du jazz, mais c’est une musique qui est issue de là. On présente du hip hop au Festival de Jazz, mais sans le jazz, il n’y a pas de hip hop. Et puis le funk, il n’existe pas non plus sans le jazz, et le rock non plus. Le jazz, c’est là, au milieu de tout, et après, il y a tous ces autres courants qui en découlent.

Je vais te montrer un mini sketch d’un humoriste français, Thomas VDB, qui date de 2007 (écouter à partir de 0’56)
(Après avoir regardé l’extrait) Je le connais pas. Mais donc il déteste le jazz ?

Ma question est : pas mal de gens partagent encore aujourd’hui avec lui cette idée que les amateurs de jazz sont élitistes, snobs. D’où il vient ce stéréotype-là ?
Alors déjà, je vais commencer par te donner une liste d’artistes qui sont les mecs les plus cool en ville, avec le public le plus cool, et qui font du jazz. Je pense à JazzBois ou Fieviel is Glauque, à Gogo Penguin, à Dana and Alden l’année dernière ou à une Nubya Garcia, et à tout un tas d’autres artistes qui ont notre âge ou plus jeunes, comme Ezra Collective, qui fait un énorme carton d’ailleurs en ce moment-là. Yussef Dayes aussi, c’est le mec le plus cool qu’il soit, c’est un putain de cool dude qui est poto avec tut le monde. Thundercat pareil. Tout ça, c’est des mecs qui font du jazz ou qui viennent du jazz ou qui ont une approche très jazz dans leur musique. On ne va pas dire que Thundercat soit exactement du jazz, mais en salle, il joue du jazz, il te chope comme un bâtard. Bref, ces gens-là sont incroyablement plus cool que beaucoup d’artistes qui cartonnent aujourd’hui.
Aujourd’hui, il y a cette envie de créer de la musique, plutôt instrumentale, et avec des influences qui viennent de partout, du hip hop, du funk, du r’n’b, de la pop et même de l’électro. Toute la scène française qui est en train de se développer en Europe, elle est très french touch influenced. C’est des gens qui sont dans l’exploration du jazz à travers leur expérience de la musique avec laquelle ils ont grandi. Quand ils ont grandi, ils écoutaient du Daft Punk, ils écoutaient du Air, ils écoutaient de la french touch et aujourd’hui ils font du jazz qui est influencé par ça. Ces gens-là, ils touchent un public qui n’a rien à voir avec ce fameux public “élitiste”. Le jazz, au début, c’était joué dans les ballrooms, les gens allaient danser en écoutant du jazz. Et puis, à un moment donné, c’est sorti de là, ça a commencé à rentrer dans les universités. Ça s’est fait rattraper par “la haute” un petit peu partout aux États-Unis et en Europe. Les mecs, ils ont commencé à créer des conservateurs où tu allais apprendre le jazz, puis tu commençais à définir des codes. Puis, petit à petit, les gens se sont tranquillement installés un petit cul sur un fauteuil, puis ils ont arrêté de bouger, ils ont arrêté d’applaudir pour les solos, ils ont arrêté de vivre la musique. La musique est devenue complètement intellectuelle. Ça a été blanchisé, ça a été intellectualisé. Je me souviens des concerts à Marciac où tu te faisais engueuler parce que tu applaudissais sur un solo. Sérieux, c’est quoi le délire ?

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Là, tu trouves que ça commence à changer à nouveau donc ?
Oui, pour moi, ça vole à nouveau un peu dans tous les sens. Les mecs ont une approche de la musique qui est moderne, c’est pas des gens qui font de la musique pour quatre personnes. Ils ont envie de vivre, ils ont envie de bouger, ils ont envie d’avoir du public, ils ont envie d’avoir des streams sur YouTube. Ils s’organisent. Le jazz ne sera jamais aussi populaire qu’à l’époque où il était la musique populaire. N’empêche que cette niche est extrêmement forte aujourd’hui. Avec l’’équipe du Festival de Jazz, on travaille aussi parallèlement avec des gens qui bookent des concerts à l’année, pour des Osheaga et autres. Tout le monde est en train de regarder des statistiques. À se dire : c’est quoi les stats ? Combien sur Instagram ? Combien sur machin ? Cette année, on a programmé Nate Smith, sur son Spotify, il a 25 000 auditeurs mensuels, et pourtant le gars il vend 800 billets à Montréal. Le dude au Osheaga qui regarde le profil d’un gars qui a 25 000 éditeurs, il ne le prend pas. Pourtant, ce mec-là vend 800 billets. C’est des auditeurs ultra-fidèles, ils ont commandé le vinyle, ils ont acheté le CD, ils téléchargent en .wav sur son Bandcamp. Bref, le public est là.

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C’est marrant ce que tu disais sur le cool. J’ai un peu l’impression que le cool est mort, on s’en fout d’être cool en 2025. Et donc comment vit le jazz dans une époque dictée par les algorithmes et les grosses thunes : dans un univers parallèle ?
Exactement. Il y a une vie parallèle. Et à tel point qu’il y a aussi des vieux groupes qui avaient disparu et qui réapparaissent. Par exemple, l’année passée, on a invité Cortex. Et pareil, des groupes comme Azymuth ou Gary Bart qui ont joué cette année, ils se sont aussi faits mettre la main dessus par cette espèce de label qui s’appelle Jazz is Dead.

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“Espèce de label” : tu n’aimes pas Jazz is Dead ?
Si si j’aime Jazz is Dead. Je trouve que leur démarche est intéressante. C’est un des gars qui était dans Tribe Called Quest.

Ali Shaheed Muhammad.
Exactement. Jazz is Dead, ils s’en vont chercher des vieilleries et puis ils les remettent au goût du jour et les papis vont réenregistrer des trucs. Pour moi, c’est méga cool. Ce n’est pas quelque chose de mainstream, ce n’est pas connu de tous. Mais c’est éminemment cool, je trouve, iI y a une finesse, une intelligence, c’est tasty. Et puis, il n’y a peut-être même plus cette question d’âgisme ou de distinction. C’est la musique qui prime. Tout ce que tu fais, c’est bon, peu importe l’âge que tu as. Moi, j’ai l’impression que le jazz ne va pas mourir, que ça ne mourra jamais. Cette musique est tellement évolutive de toute façon, elle bouge énormément. Elle est protéiforme, c’est ça qui est fabuleux. La définition du jazz elle est difficile tellement tu as de formes de jazz différentes. Ça va du fusion jusqu’à la musique improvisée, façon Chicago, un peu perchée. Le spectre est énorme. Puis là-dedans, tu as de l’électro-jazz avec notamment cette nouvelle génération en France, à la Léon Phal. On est dans un jazz qui est supra influencé par l’électro. Ca va dans tous les sens.

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Et pourtant il y a encore plein de gens pour dire que le jazz c’est ringard ?
Mais c’est plus vrai ça. Je pars du principe où il y a du jazz pour tout le monde. Tout le monde. N’importe quelle oreille sur cette foutue planète peut tomber sur un truc jazz et se dire: “Putain, c’est bien ce truc-là.” Parce que tu vas trouver une mélodie, un rythme qui va t’emballer, une voix, un son.

Comme tu dis, par ailleurs, il y a des gens qui ne vont pas forcément penser que c’est du jazz. Typiquement, Thundercat, plein de gens l’écoutent sans se dire que c’est du jazz.
Si tu es un grand fan de Lady Gaga, et qu’elle fait un set jazz parce qu’elle vient de là, qu’est-ce qu’ils vont dire les fans ? Ils vont dire: “C’est de la merde” ? Non non, ils vont écouter Lady Gaga faire un standard de jazz, et ils vont dire “Putain, c’est magnifique”. En vrai, aujourd’hui, j’entends plus personne dire que le jazz, c’est ringard. Dire que c’est la musique des papas, ça encore, à la rigueur, je l’entends un petit peu, mais de moins en moins.

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Miles Davis n’aimait pas le mot jazz. Et toi, tu dis qu’effectivement, aujourd’hui, c’est plus difficile de définir ce qu’est du jazz. Alors, c’est quoi la définition du jazz en 2025 ?
Miles Davis il a le droit de le penser et de le dire, parce qu’il fait référence à une étymologie, il fait référence à plein de choses. Je le comprends. Et puis, il y en a plein d’autres qui, à travers l’histoire, ont refusé ce terme-là. C’est une musique noire qui était au début jouée par des Noirs, avec ce nom “jazz” qui est arrivé à un moment donné, et dont on ne connaît pas complètement l’origine. Mais l’une des explications, c’est que c’est proche de “jeez”, qui veut dire foutre, sperme. Mais ça vient aussi de Jezebel, qui étaient les prostituées de l’époque. Il y a quand même une espèce de connotation très péjorative à la base. Il y a beaucoup de jazzmen qui ont refusé, dans leur histoire, de définir leur musique comme étant du jazz. Après, cette forme d’art qui est basé essentiellement sur l’improvisation, qu’elle est ce nom-là ou un autre nom ? Encore une fois, c’est la même chose. Who cares ? This is music. Donc quand on nous dit “c’est pas du jazz”, ok mais est-ce que c’est de la bonne musique ? Est-ce que tu as eu envie de danser ? Est-ce que tu as ressenti une émotion ? Parce que ce n’est pas plus compliqué que ça. Quand tu vois le public qui était là pour Ayra Starr avant hier, qui est le plus gros public que j’ai jamais fait en festival, comment tu peux imaginer que tu as manqué quelque chose ? C’est une réussite.

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Tu es directeur de la programmation du Festival de Jazz depuis 2022 et tu es également programmateur des Franco de Montréal. C’est quoi l’artiste que tu es le plus fier d’avoir booké ?
Rosalía. Avant que ça pète. L’année avant qu’elle sorte Malamente. En 2017 donc. Elle était en duo avec son guitariste. C’était au théâtre Maisonneuve. C’était absolument magnifique. Après, pour moi, les grosses régalades, c’est The Roots, c’est Anderson Paak, et malgré tout une Lauryn Hill.

Malgré tout parce qu’elle est relou ?
Parce qu’elle est méga relou. Tout le monde le sait, de toute manière. Mais, Miss Education of Lauryn Hills, ça fait partie des 10 meilleurs albums de l’univers.

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