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Jan Vormann, celui qui répare les murs avec des briques de Lego

Rencontre avec un poète de l'interstice.

Par
Emmanuelle Dreyfus
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Si vous ne souhaitez ni adopter un chien ni vous mettre au running pour pimper votre sortie quotidienne, on a trouvé une intiative artistico-ludique qui pourrait vous plaire. Loin d’être anecdotique, le projet Dispatchwork initié il y a plus de dix ans par l’artiste Jan Vormann fait écho à notre monde contemporain, et à sa globalisation. On vous raconte.

D’un bout à l’autre du globe, nombreux sont les enfants qui ont, un jour, construit des dédales architecturaux fantasmés avec des petites briques en plastique colorées. Longtemps sous le joug de la marque Lego, firme danoise détentrice du brevet, il existe désormais de nombreux clones, ce qui n’est pas pour déplaire à Jan Vormann qui s’est toujours refusé à se faire le complice d’une guérilla marketing.

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L’entreprise poétique, qu’il a d’abord débuté en solitaire, est rapidement devenue une aventure collective. Concrètement, l’artiste invite les intéressé.es à l’aider dans sa tâche réparatrice à travers le site Dispatchwork, une sorte de réseau participatif mondial. Même s’il y a une très forte concentration en Europe, la patrie de la brique, de Cape Town à Auckland, en passant par Tokyo, Kuala Lumpur et Saint-Domingue, des milliers d’individus ou associations laissent aussi leurs empreintes dans l’espace public en pansant les plaies des édifices ou trottoirs malmenés par le temps. Grâce à un processus créatif simple qui titille notre fantaisie, tout le monde peut se lancer dans le jeu. C’est éphémère et sans douleur pour l’architecture et le patrimoine car Jan Vormann ne préconise aucun additif pour adhérer aux parois. Donc aucune chance de se faire arrêter pour dégradation de biens publics ! C’est totalement réversible, et si d’aventure des petits chapardeurs venaient à se servir : peu importe, c’est intrinsèque aux oeuvres dédiées à l’espace public.

À quoi bon encourager la fabrication de jouets en plastique alors que des millions de briques dorment tranquillement dans de nombreux grenier ?

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« À l’image de beaucoup d’enfants devenus adultes, j’étais un fan de Lego, tout comme mon frère. Mais aujourd’hui je travaille avec tous les types de PCB (Plastic Construction Bricks) et je n’ai d’ailleurs jamais voulu faire de partenariat avec Lego. Au début, ils m’ont proposé un deal, mais je ne voulais pas qu’ils utilisent mes photos en y ajoutant leur logo ». Entre défendre une tour de Babel symbolisant les efforts collectifs transnationaux et servir les intérêts de “Babylone”, l’artiste a rapidement choisi son camp. Et puis surtout, à quoi bon encourager la fabrication de jouets en plastique alors que des millions de briques dorment tranquillement dans de nombreux grenier ? « Je ne veux pas utiliser de briques neuves, je pense qu’il n’est pas nécessaire d’en produire plus, j’ai donc pris la décision de ne travailler avec aucune marque. J’encourage le recyclage en organisant des collectes. Je n’ai pas envie d’être esclave d’une opinion corporate et diluer mon message. »

L’artiste franco-allemand n’avait pourtant pas envisagé au départ l’envergure coopérative de ce projet artistique conçu à l’origine pour un petit village situé au Sud de Rome, Bocchignano, alors qu’il était encore étudiant en école d’art à Berlin. C’est suite à un voyage d’étude sous la direction de sa professeure Karin Sander, qu’il a été invité à participer à une manifestation dédiée aux interventions dans l’espace public. « À Bocchignano, les murs et les fondations remontent aux temps des Romains. Au fil des siècles, les trous ont été rebouchés avec de nouveaux matériaux tels que des briques rouges ou grises. J’ai été frappé par ces collages très visibles. Je me suis alors demandé ce qu’un artiste étranger pouvait apporter autre qu’une sculpture qui ne s’intégrerait pas forcément dans le paysage ou la culture. »

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Son intervention a tout de suite reçu l’adhésion des habitants. « Au départ, je n’envisageais pas du tout de le reproduire ailleurs ni d’inviter des gens à m’aider. Mais face à l’enthousiasme, j’ai été invité dans la foulée en Israël, à Berlin, à Amsterdam… Et puis, je me suis vraiment posé la question d’en faire un projet in situ. Dans chaque endroit, l’histoire et les murs sont différents. »

C’est chemin faisant que Dispatchwork est devenu organique. À Berlin, où il intervient sur un mur criblés d’éclats d’obus (comme plus récemment à Rouen dans le cadre de « Rouen Impressionné 2020 »), les passants ne cessent de l’interpeller pour en savoir plus, avant de se saisir de quelques briques pour l’aider. À Amsterdam, un premier workshop est organisé sous forme de balades dans le centre-ville avec des participants équipés de briques.

Convié dans de nombreux endroits, le projet a gagné en visibilité tout autant qu’en viralité jusqu’à ce fameux jour où Jan Vormann a reçu un mail d’Australie avec une photo : un admirateur s’était lancé lui-aussi dans la lego-maçonnerie. Loin de s’indigner pour plagiat ou vol, Jan a saisi l’opportunité, et a décidé de recenser toutes les interventions à travers le monde. « Au début, on m’envoyait les photos que je mettais en ligne sur mon propre site. Mais maintenant chaque participant peut faire évoluer la plateforme dédiée. On partage l’espace public, on joue ensemble. Ce projet est global : si tu participes à Moscou, il y a quelqu’un qui fait de même au Brésil. C’est un petit reminder qu’on a la même culture même si on est séparés par la mer. »

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Un peu à la manière de Peter Pan qui ne veut jamais grandir, Jan Vormann, passionné autant d’histoire que de patrimoine, ne veut pas abandonner l’idée que répandre des ondes positives peut faire bouger les lignes dans un monde à la dérive. Inventeur facétieux et créateur parfois subversif, il ne faudrait pas réduire l’artiste à un simple Legoman. Des projets aussi poétiques et politiques que celui-là, il en a bien d’autres dans son atelier désormais installé à Valdivia, au Chili.