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J’ai traversé la rue et j’ai trouvé un travail (ingrat et éreintant)
Méfiez-vous avant de traverser cette rue : un métier pénible peut en cacher un autre. Aucune classification officielle des métiers “difficiles” n’existe mais on les connait tous, un indice : ceux des services. Horaires décalés, paies minables et management d’un autre âge, c’est le quotidien de plusieurs millions de travailleurs. Et ça a été le mien, tout l’été.
Cela faisait 18 ans que je n’avais pas fait de service mais j’ai accepté de prêter main forte dans un restaurant familial pour la saison estivale. Après 1 an et demi enfermé dans mon appartement à cause de la pandémie, j’ai retrouvé avec joie les relations humaines liées au métier de serveur. Mais je ne savais pas encore que serveur = être polyvalent à l’extrême. J’étais naïf.
Mon quotidien, outre le service, consistait à laver quotidiennement les tables et à les dresser avant l’arrivée des clients. Entre temps, je devais aussi laver les vitres et/ou remplir les rafraîchisseurs. Une chose est sûre : j’étais en mouvement permanent, un pré-requis immuable apparemment.
Je devais aussi être aimable avec les clients, avoir du tact avec les cuisines et garder un physique à toute épreuve. J’ai calculé : je faisais plus de 10km par jour à porter des plateaux sous une chaleur méditerranéenne étouffante. Je devais aussi me farcir les additions, encaisser les clients, débarrasser les tables, répondre au téléphone pour les commandes à emporter ou les réservations, accueillir les nouveaux clients, prendre les commandes et continuer à mettre en avant nos produits pour pousser les clients à la consommation. Par chance, j’ai échappé à la plonge et au service des desserts – mes jeunes collègues mineurs s’en chargeaient.
Cerise sur le gâteau ou plutôt la goutte d’eau qui a fait déborder le vase : le ménage (aspirateur, toilettes et serpillère) à 1h du matin quand les jambes et la tête ne répondent plus. De quoi péter un plomb, littéralement.
D’autant qu’une fois la journée terminée, il fallait déjà tout recommencer pour le lendemain. Une journée sans fin qui te casse en deux, c’est ça le métier de serveur. Travailler 6 jours sur 7, presque 55h par semaine, midi soir et week-end : à quoi bon ? Si vous avez la réponse, écrivez-moi.
Mais c’est quand j’ai reçu mon bulletin de paie, en considérant le travail abattu et le fait que je n’avais plus de vie, que j’ai réalisé que ça ne faisait aucun sens. Et encore, moi j’étais chanceux : on me payait mes heures supplémentaires, mais c’est loin d’être la règle dans l’industrie. Ceci dit, ce n’est pas tant la paie que la culture d’entreprise (d’un autre temps) qui a fini par m’achever. Sous prétexte qu’il y a des « coups de feu » à gérer (ces moments où tout va trop vite), ça parait normal que tout le monde se gueule dessus à tort et à travers. La première fois, j’ai voulu qu’on me pince pour vérifier si je n’étais pas en plein cauchemar. Mais non tout était bien réel : en plus de subir des horaires inhumains au salaire minimum, il fallait aussi accepter de se faire maltraiter verbalement.
Mais on fait encore semblant de s’étonner que 237 000 employés aient finalement « disparu » de ce secteur. Burn out, j’écris ton nom. Dans le seul restaurant où j’ai travaillé, quatre personnes sont tombées en arrêt maladie pendant la saison. J’ai aussi assisté à des pétages de plombs sans nom, d’une violence inouïe pour ce qui ne devrait être qu’un job.
« Un vendredi soir, j’ai remarqué que mon cuisinier n’était pas dans son assiette. Il nous accusait de lui avoir volé sa vinaigrette… »
Avant de péter moi-même un plomb et de jeter l’éponge, j’ai discuté de tout ça avec Carole, propriétaire d’un restaurant à Dieppe, qui s’est retrouvée seule cet été derrière les fourneaux après que son chef ait fait un délirium tremens en plein service. « Un vendredi soir, j’ai remarqué que mon cuisinier n’était pas dans son assiette. Il nous accusait de lui avoir volé sa vinaigrette… Il faisait des allers-retours dans la cuisine, renversait des plats, créait une ambiance très tendue dans le restaurant. Finalement, dans les micro-ondes et dans le vestiaire du restaurant, j’ai retrouvé des verres de bière vides et des canettes pleines. Je savais qu’il était alcoolique mais je ne pensais pas qu’il se défonçait au travail », raconte Carole qui a souvent été confrontée aux problèmes d’addictions de ses employés. « Certains en ont besoin pour tenir le rythme », confie celle qui avoue que la restauration impose une cadence infernale qui tue à petit feu.
Selon elle, il n’y a pas de solution miracle si ce n’est de baisser drastiquement les charges de l’URSSAF et d’engager deux équipes distinctes, une le midi et une le soir : « Pour ne plus faire deux journées en une et que les gens ne soient pas dégoûtés par le métier ».
Justement, le gouvernement vient de réaliser que le secteur n’attire plus et a annoncé une mesure dite « incitative » soit la défiscalisation dès 2022 des pourboires payés par carte par les clients. Faut-il comprendre que le gouvernement compte sur la simple générosité des consommateurs pour valoriser le revenu de ce métier qui manque cruellement d’aspirants ? Rien n’est moins sûr. Pour la restauratrice, cette mesure est une fausse bonne idée puisque personne ne déclare les pourboires en liquide…
À bout de souffle, Carole ne veut plus exercer ce métier non plus. « C’est de plus en plus dur, c’est beaucoup trop d’abnégation. En plus, maintenant, il y a les notes Tripadvisor, les tickets resto qui prennent plus d’argent et les clients qui nous engueulent à cause de la météo ou du pass sanitaire… », raconte la jeune femme qui veut juste vivre comme tout le monde. « Je suis celle qui ne va jamais aux mariages et baptêmes ! J’en ai marre ». Elle est formelle, elle ne prendra plus d’affaire saisonnière, elle veut se reposer, lever le pied et envisage la conciergerie ultérieurement pour avoir des horaires fixes et plus de problème pour recruter des employés.
« Les gens n’imaginent pas les sacrifices »
« Les gens n’imaginent pas les sacrifices. Le nombre de copines qui m’ont quitté et le nombre de divorces auxquels j’ai assistés chez mes collègues boulangers », lance Ludo qui a exercé le métier de boulanger de ses 14 ans à ses 35 ans, à la fois en tant qu’employé et patron. C’est le besoin de passer du temps avec sa famille qui l’a fait arrêter mais aussi la peur que son physique ne suive plus. D’après lui, les salaires sont maintenant trop bas par rapport aux privations. La preuve : sur 10 jeunes apprentis qui travaillaient dans sa dernière boulangerie, il n’y en avait qu’un ou deux qui restaient dans le métier, faute de rémunération attractive.
Pourtant, il estime qu’il existe des alternatives aux boulangeries dites « classiques » qui pourraient attirer encore des candidats. Par exemple, les boulangeries bio qui ne produisent que ce qui est commandé et qui n’imposent pas d’horaires inhumains. « Ce sont eux les plus intelligents ! Je comprends aussi ceux qui passent au tout-surgelé ». Loin d’en faire la promotion, l’ancien boulanger considère simplement ce modèle moins contraignant (puisqu’il suffit de réchauffer les produits). Ou encore celui des chaînes qui établissent des contrats de 39h au SMIC pour faire tourner les équipes. Certes.
Mais Ludo n’en démord pas : « Je n’y reviendrai jamais ». Il a pris un job de magasinier à Marseille avec des horaires réguliers. Il préfère ainsi faire profiter sa famille de sa passion et garder la forme pour jouer avec son fils de 6 ans le soir.
Cette acceptation de la pénibilité fait justement partie de ces acquis sociaux inégalitaires au sein des différents corps de métiers en France. Le cas des éboueurs de la métropole Aix-Marseille-Provence qui négociaient un aménagement des 35h imposés par la loi de transformation de la fonction publique en est un parfait exemple. À quand le tour des autres professions ?
Avec l’impact collatéral de la pandémie sur ces jobs ingrats, il devient urgent de valoriser ces « sales boulots » au risque de voir disparaître nos restaurants et boulangeries préférés, ou d’être servis par des robots. Certains diront que c’est l’évolution naturelle du travail. Mais automatiser et déshumaniser les services fait-il vraiment partie de notre idéal commun ? L’avenir nous le dira. En attendant et pour paraphraser Stromae qui le clame haut et fort dans son dernier titre : « Oui, célébrons ceux qui ne célèbrent pas ».