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J’ai passé la semaine en 1995 – Partie I

Le temps est long sans Facebook et Instagram. Heureusement, il y a les cassettes VHS.

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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« Tiens, regarde ça », m’écrit mon amie Audrey sur Messenger, en m’envoyant la bande-annonce de la série The Morning Show.

Pas de Spotify, pas de Podcast, pas d’Uber, pas de YouTube, pas de DVD, pas de GPS, pas de PS4 : bref, pas de littéralement tout ce que je consomme à outrance.

Il est presque 23h dimanche et ce sera le dernier message reçu avant de me lancer un défi : vivre une semaine comme en 1995. Sans Facebook, Messenger, Instagram, Netflix, Google, etc. Sans téléphone à regarder ou à utiliser, sauf à la maison ou au travail. En l’absence de ligne fixe, je vais m’en servir comme tel, ni plus ni moins. Pas de Spotify, pas de Podcast, pas d’Uber, pas de YouTube, pas de DVD, pas de GPS, pas de PS4 : bref, pas de littéralement tout ce que je consomme à outrance. Histoire de me rappeler ce que c’était la vie loin d’une connexion haute vitesse. Pour un journaliste, ça veut aussi dire pas de recherches sur Google, de mails de job et de dictaphone pour enregistrer mes entrevues. Là-dessus, ça devrait aller, je suis encore un dinosaure qui griffonne des notes dans un calepin.

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J’ai aussi été inspiré récemment par certaines personnalités qui prennent temporairement une pause des réseaux sociaux pour échapper au climat polarisant et hargneux des derniers mois. Je n’avais alors même pas entendu parler du documentaire choc Derrière nos écrans de fumée (The Social Dilemma) qui cartonne actuellement sur Netflix, mais disons que mon projet était carrément dans l’air du temps.

À mon tour, j’accueille ce répit virtuel comme une bouffée d’air frais.

6 septembre 1995

Le sevrage me fait peur et ne sera pas facile. Je me considère comme plutôt intense sur les réseaux sociaux, assez pour y consacrer une vingtaine d’heures par semaine. Je publie quotidiennement sur Facebook et Instagram, en plus de commenter et liker tout ce qui bouge, sans oublier de longs souhaits d’anniversaire personnalisés à mes amis virtuels.

Bref, je m’estime accro, du genre à retirer une publication si je vois qu’elle ne récolte que le pouce en l’air de ma tante Sylvie après dix minutes.

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Pour le reste, l’expérience dure depuis quelques heures à peine et déjà je me sens amputé d’un membre sans mon téléphone intelligent.

Par automatisme, mes mains le cherchent, en vain, dans ma poche arrière où je le range d’ordinaire. C’est bizarre, c’est comme si j’oubliais quelque chose en permanence.

J’ai une pensée pour Gollum quinze minutes après s’être fait piquer son anneau par ce fripon de Bilbo. J’ai désactivé mes applications sur mon cellulaire et mes notifications sur mon ordinateur, mais mon regard, sur le qui-vive permanent, est spontanément attiré vers ces appareils.

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Cette journée se déroule très lentement. Du moins, c’est l’impression que j’ai. 16h, il reste encore beaucoup trop d’heures à cette semaine.

Mon objectif sera aussi de trouver de nouveaux passe-temps pour remplacer ces heures de scrollage sur Internet.

*Interlude Retour vers le futur*

J’ai d’abord fait un peu d’archéologie dans mon sous-sol pour retrouver les gadgets qui m’accompagneront cette semaine. J’ai emprunté le VHS de mes parents, toujours fonctionnel. Je n’ai plus grand-chose à mettre dedans, sauf une vieille trilogie de Star Wars et une copie de Braveheart en français.

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Un vieux lecteur Sony dans lequel je pourrai insérer mes vieux CD qui accumulent la poussière dans une boîte au fond de mon garde-robe sera un autre précieux allié. La face de mon fils en voyant l’album Greatest Hits de ABBA tourner dans mon lecteur, propulsé par quatre batteries AA.

Comme je ne peux pas utiliser Internet pour contacter des gens pour le travail, j’ai retrouvé mon vieux classeur rouge rempli de vieilles sources, que j’ai trainé partout durant mes premières années de journalisme.
Comme je ne peux pas utiliser Internet pour contacter des gens pour le travail, j’ai retrouvé mon vieux classeur rouge rempli de vieilles sources, que j’ai trainé partout durant mes premières années de journalisme.

Très hâte de voir à quel point mon bottin de contacts a mal vieilli.

Pour les urgences, j’ai aussi ressuscité ma vieille adresse Hotmail, qui va remplacer une semaine mon mail de job et mon adresse Gmail.

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J’ai aussi retrouvé deux vieux PC d’une autre époque, que je n’arrive plus à faire fonctionner. On oublie donc Windows 95 : mon ordi actuel devra être mis à contribution. Une petite tricherie. Et comme je n’ai pas de disquette ni de lecteur de disquette, chaque article sera transféré sur clé USB, que je vais remettre manuellement à ma boss Barbara avec mes photos pour publication.

Pour les urgences, j’ai aussi ressuscité ma vieille adresse Hotmail, qui va remplacer une semaine mon mail de job et mon adresse Gmail.

Hotmail existe depuis 1996, alors c’est pas trop tiré par les cheveux. Par chance, mon vieil email n’est pas [email protected].

Autrement, adieux meetings Zoom et conversations sur les 40 000 chaînes Slack du bureau, vous ne me manquerez pas.

Voilà, tout est en place. Je fonce tête baissée dans cette nouvelle mission, très motivé à l’idée de devoir rembobiner The Empire Strikes Back après usage.

*Fin de l’interlude*

Nouvelle mission, nouveau look: je me rends chez le barbier du coin en soirée, où je dois me farcir au moins trente minutes dans la salle d’attente.
Nouvelle mission, nouveau look: je me rends chez le barbier du coin en soirée, où je dois me farcir au moins trente minutes dans la salle d’attente.
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Je réalise à quel point poireauter sans rien faire, passif, ne fait plus partie de ma réalité. Je dois réapprendre à fréquenter l’ennui.

Je dois réapprendre à fréquenter l’ennui.

Pour remuer le couteau dans la plaie, mon voisin de salle d’attente ne décolle pas le visage de son tel, sauf pour aller montrer des vidéos loufoques à son ami en train de se faire tailler la barbe.

Je pique du nez.

Je paye ma nouvelle coupe avec du cash (bien sûr), avant de regagner ma maison, où m’attend une soirée de lecture.

Je me couche anormalement tôt, orphelin de scrollage sur les réseaux sociaux jusqu’au bout de la nuit et de Cobra Kaï sur Netflix.

Avant de m’endormir, je repense au commentaire de ma mère sous mon dernier statut où j’annonçais cette pause des réseaux sociaux (dans l’indifférence générale, faut-il le souligner).

« Je suis très sceptique », a écrit ma maman, qui me voit constamment absorbé par mon téléphone tel un automate.

Je vais te prouver que t’as tort, m’man.

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7 septembre 1995

« Ça fait très longtemps qu’elle n’est plus ici », m’informe la dame du fil, lorsque j’utilise mon bottin de contacts vintage pour rejoindre la porte-parole d’un arrondissement pour un reportage sur les campements de sans-abris.

Si l’identité de la porte-parole a changé, le numéro est toujours valide.

Ce matin, j’ai combattu mon réflexe matinal des dix dernières années d’éplucher les réseaux sociaux en ouvrant les yeux. Mon téléphone, pratiquement inutile, traîne en mode avion dans mon sac à dos.

Moment de panique en ne le voyant pas sur la table de chevet au réveil.

« Mon prrrrrrrrécieux .»

La radio fonctionne en haut, mais sur le tel de ma copine. Je ne suis pas censé l’écouter. Je ne peux pas consulter les quotidiens sur la tablette électronique non plus.

Parlant de ma copine, elle se tape le défi elle aussi, pour le fun. Elle est moins dépendante que moi, mais elle souhaite réduire son flânage quotidien sur les réseaux sociaux.

Je n’ai aucune idée de comment meubler mes temps libres, c’est pourquoi j’update ce journal aussi assidûment.

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Je vais rejoindre Emily, une travailleuse sociale qui me donne rendez-vous pour un reportage. N’ayant pas droit au GPS, je demande à deux passants de m’orienter. Ils se braquent en me voyant les approcher, avant de se détendre en voyant que je ne voulais pas les poignarder ou leur demander de l’argent. Nos technologies nous ont rendus incommodés par les contacts humains les plus banals.

Internet m’a rendu affreusement nul avec la mémorisation des numéros de téléphone et des anniversaires, un domaine dans lequel j’excellais autrefois. Bon pas tant que ça, mais j’étais bon.

L’impulsion d’appeler mon frère Ben pour lui proposer de garder mon fils en fin de semaine se solde par un échec. Je ne connais même pas son numéro par coeur.

Et toujours cette étrange impression que la journée avance encore à pas de tortue.

Je n’ai aucune idée de comment meubler mes temps libres, c’est pourquoi j’update ce journal aussi assidûment.

Avec Internet, je pourrais au moins aller voir de la por…euh faire des recherches pour des articles. Mon lecteur CD, dans lequel j’ai mis un album live de Pearl Jam à Chicago en 1995, m’aide à tuer le temps. Et soudain, une envie d’aller jouer au hacki en fumant du hasch me prend au ventre. Ça n’ira pas plus loin.

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Je badtrip un peu en réalisant que François, mon jeune voisin de bureau né en 1993, avait un an lorsque qu’Eddie Vedder s’égosillait sur Corduroy.

Mon téléphone sonne. Un premier appel post-Internet!

Merde, c’est juste une arnaque.

Je profite de l’expérience pour passer un coup de fil de circonstance à la psychologue Marie-Anne Sergerie, qui vient tout juste de sortir le livre Cyberdépendance: quand l’usage des technologies devient un problème.

«Il faut apprendre à les utiliser comme des outils pour sauver du temps et non comme une fuite pour échapper au stress, à l’anxiété, à l’insatisfaction dans le couple ou autre», explique Marie-Anne

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C’est parce qu’elle estimait que le grand public était mal outillé pour faire face à la cyberdépendance qu’elle a décidé de prendre la plume. « Avant 2005, il fallait se rendre à un ordinateur et se brancher à un réseau pour avoir Internet. Après, ça a commencé à être difficile de prendre du recul », admet la psychologue, qui invite les gens à une réflexion sur leur rapport aux technologies. « Le livre vise notamment à identifier des symptômes de la cyberdépendance. »

De toute façon, impossible en 2020 de remettre le dentifrice dans le tube : les technologies sont là pour de bon. « Il faut apprendre à les utiliser comme des outils pour sauver du temps et non comme une fuite pour échapper au stress, à l’anxiété, à l’insatisfaction dans le couple ou autre », explique Marie-Anne, qui conseille aussi à l’occasion de se passer des technologies pour exercer sa mémoire des dates ou trouver son chemin. « On s’est déjà orienté sans GPS après tout.»

Elle ajoute que dans les cas extrêmes – ceux qui développent un comportement pathologique – la personne cyberdépendante ne peut plus fonctionner et consacre tout son temps sur les réseaux sociaux, les sites pornos ou les jeux vidéo, ce qui entraîne de l’isolement. « Avec les plus jeunes, c’est important de mettre une structure dès qu’ils sont exposés aux technologies, leur montrer que ce n’est pas un buffet ouvert », résume-t-elle.

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Intéressant. Surtout que je suis propriétaire d’un jeune spécimen à la maison, qui consacre beaucoup d’heures de sa jeune vie à Fortnite et Animal Crossing (parfois les deux en même temps). Je vois quand même l’impact malsain des jeux vidéo dans la vie de mon fils, une des rares choses qui semble lui procurer un enthousiasme spontané.

La journée finit par passer. Ne pas pouvoir fureter sur les réseaux sociaux augmente ma productivité au travail. En plus de mon reportage terrain, j’ai pratiquement le temps d’écrire mon texte au complet ET de bonifier ce journal avant de quitter le bureau.

Sinon, j’ai reçu deux appels de gens. Deux personnes qui m’avaient envoyé des textos restés sans réponse : un pour une entrevue à la radio, l’autre pour un rendez-vous déplacé le lendemain. Vivement le bon vieux téléphone, sinon je ratais ces deux rendez-vous.

En soirée, j’ai du mal à brancher le VHS dans ma télé. En me voyant insérer A New Hope dans la fente du magnétoscope, mon fils s’est exclamé: « Hein?!? T’enlèves pas la boîte?!? »

-Ben, je l’ai enlevé. C’est une grosse cassette.

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Ébranlé par cette vision préhistorique de la technologie, fiston est retourné dans sa chambre jouer sa 40 000e game de Fortnite.

Après une heure de guerre des étoiles à basse résolution, je suis retourné aux amours tourmentées de Xavier et Raphaëlle dans La Trajectoire des confettis.

8 septembre 1995

Mes nuits sont reposantes, il faut bien l’admettre. Encore mieux : la nuit, quand je me lève pour aller à la salle de bain, je ne me laisse pas distraire par mon téléphone comme d’habitude.

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En fait, aller aux toilettes sans téléphone est en soi une nouvelle réalité. Je relis depuis trois jours les mêmes vieux journaux qui trainent sur le dessus du trône.

Mais l’actualité me manque.

Je me sens en vacances ou bizarrement à l’abri.

Comme si j’étais épargné de ce qui se passe de vraiment laid sur les réseaux sociaux, de l’embrouille de l’heure qu’on observe en voyeur ou la dernière vidéo virale d’un monsieur fâché dans sa voiture.

Je me sens en vacances ou bizarrement à l’abri.

Je sonde mes collègues sur ce que je rate virtuellement jusqu’ici. Paraît qu’une des Kardashian grimpe une montagne avec son ex.

Une autre collègue, Stéphanie, m’apporte plusieurs films VHS, dont Monty Python and the Holy Grail, Valérie, Elvis Graton et Le Nèg’ de Robert Morin.

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Je remets mon premier texte à ma boss, qui a l’air dans le jus. Je me sens mal de lui ajouter du job. « T’es sûre ? », lui dis-je en tendant ma clé USB avec mon texte et mes photos qu’elle devra mettre en ligne elle-même.

-« Oui, ça fait partie de l’expérience », répond-elle.

Solidaire.

Je me rends plus tard dans un café rencontrer un homme qui veut briguer une mairie aux prochaines élections. Contrairement à mes habitudes, je ne peux pas fouiller sur le web pour faire mes devoirs à son sujet et je me pointe mal préparé avec mon calepin.

Ça me rappelle la fois où, en 2002, j’avais réalisé une longue entrevue avec une personnalité dans une chambre d’hôtel sans aucune question à lui poser.

« Êtes-vous content de vos cheveux frisés? »

Retour à la réalité : les piles de mon lecteur CD sont déjà à plat. Une écoute de mon CD double de Pearl Jam à Chicago, une de Tool, une de Leonard Cohen, puis kaput.

Autre symptôme de ma nouvelle vie: je fais faire des recherches sur le web à mes voisins de bureau. De la tricherie déguisée en débrouillardise.

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-« Mouais », répond sèchement Laïma, une milléniale qui déteste penser aux autres. Classique.

Mon premier article est publié.

Sentiment bizarre de ne pas pouvoir suivre sa trajectoire sur le Web.

Vers 19h, mon père m’informe qu’il a été partagé cinq fois jusqu’ici. C’est peu. Je déprime.

De retour à la maison, je découvre que ma fille a lancé une agence de détectives privées avec ses amies de la ruelle.

« Clube des détective », peut-on lire sur l’affiche placardée sur la porte avant et quelques arbres et poteaux du quartier.

Ça aurait fait une publication de papa fier sur Instagram très payante en likes ça.

Ce matin en allant reconduire mon fils en vélo à son école, la vue de plusieurs automobiles garées dans la piste cyclable m’a rendu furieux. Si j’avais été connecté, j’aurais pu déverser mon fiel sur Facebook, photo ou vidéo à l’appui.

J’ai dû me contenter de les engueuler en direct, comme dans l’temps.

Faut bien se défouler quelque part.

9 septembre 1995

Les réseaux sociaux ont beau être un puits sans fond de conneries, j’y puise également presque l’essentiel de l’information que je consomme.

Résultat ? Je me sens très déconnecté.

Les réseaux sociaux ont beau être un puits sans fond de conneries, j’y puise également presque l’essentiel de l’information que je consomme.

Tant qu’à vivre dans le passé, aussi bien aller au cinéma, une activité pratiquée régulièrement dans les années 90.

Sans tel pour passer le temps avant le début du film, je n’ai pas le choix de faire la conversation avec ma copine.

« Alors ta journée? »

Zzz Zzz

Ce supplice virtuel est pire que la goutte.

Sur mon ordinateur en train d’écrire ce journal en soirée, je vois des notifications de messages reçus apparaître en haut dans le coin de l’écran ( j’ai jamais été capable de les désactiver celles-là, je suis un baby boomer né trop tard).

Ce supplice virtuel est pire que la goutte.

C’est comme si Frodon narguait Gollum en lui flashant l’anneau à deux centimètres du visage pendant qu’il a les mains attachées dans le dos (promis, c’est ma dernière analogie avec Lord of the Rings).

Je me sens aussi déconnecté que quand j’avais appris la mort de Kurt Cobain en mangeant des toasts beurre/confiture au lendemain de son suicide.

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