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« J’ai l’impression d’être envoyé sur le front d’une guerre invisible »: des héros du quotidien témoignent
Sans eux/elles, notre quotidien serait encore plus compliqué qu’il ne l’est déjà depuis le confinement. On a discuté avec Jade, Chloé et Gilles qui, chaque jour, partent travailler comme on part en guerre. Sans trop savoir de quoi sera fait demain. On leur consacre et leur dédie cet article.
Déjà il y a Jade, professeure en CM2, qui est pas mal à bout.
Elle a découvert, comme tout monde devant sa télé, que les écoles fermaient pour une durée indéterminée. « Ça a quand même été le choc, les ministères nous ont soutenu jusqu’à la dernière minute que cela n’arriverait pas, même en stade 3 ». Il a donc fallu, de manière ultra réactive et inattendue, se préparer pour les semaines à venir: le gouvernement demandant aux enseignant.e.s d’assurer une « continuité pédagogique ».
« Tout de suite, tu te poses un tas de questions. Comment vont faire ceux qui n’ont pas internet? Ceux qui ne peuvent pas imprimer? Ceux qui n’ont qu’un ordinateur à la maison, utilisé par les parents par le télétravail? Déjà que l’école est une machine à inégalités sociales, là, on ne fait que reproduire et enfoncer cela. »
Conscience professionnelle oblige, Jade a procédé de manière exemplaire, mais voit son temps de travail démultiplié. « Je ne peux pas laisser mes élèves en difficultés. Ce que j’envoie aux parents, finalement, c’est une journée de classe traditionnelle (un peu allégée certes). Mais à cela il faut rajouter des explications accompagnant chaque exercice, des étapes intermédiaires, des estimations de temps, le matériel nécessaire, une check-list pour les motiver et leur permettre de suivre leur avancée. J’essaie de soulager les parents au maximum ».
Réorganisation du travail, donc, et changement d’interlocuteur. « Je ne m’adresse plus aux élèves mais aux parents, et là tu n’as plus vraiment d’heures de télétravail. Les parents te contactent quand ils ont le temps, quand ils terminent leur journée à eux. Ça devient finalement beaucoup d’individualisation et de cas par cas. » Le rôle de Jade revient finalement à rassurer les parents, alors que « je ne suis moi-même pas sûre de la situation. Il faut leur expliquer comment expliquer aux enfants. Déjà qu’expliquer n’est pas simple, mais alors quand tu rajoutes ce prisme supplémentaire, ça l’est encore moins ».
Interrogation et frustration pour cette jeune professeure. « Je passe aussi beaucoup par le jeu dans ma classe, en mettant en place des challenges, jeux de cartes, etc. Il y a beaucoup d’interactions avec et entre les élèves. Là ce n’est plus possible. Je perds complètement ce lien », raconte celle qui voit quand même beaucoup de solidarité. « Je reçois, entre autres, beaucoup de messages de soutien et d’encouragement de la part des parents, et je les en remercie, car j’essaie vraiment de faire au mieux.»
Et puis il y a Chloé, caissière chez Carrefour depuis 11 jours: une vraie expérience du milieu, donc.
Elle pensait avoir trouvé le bon plan, un job étudiant parfait. Mais les astres en ont décidé autrement. Persuadée d’avoir choisi le meilleur timing pour débuter sa carrière, elle nous raconte: « À la base, je bosse 4 jours, j’ai 1 jour de formation, puis 2 jours de repos. Tu te doutes bien que la formation, en ce moment, on oublie. Je suis désormais à temps plein, 5 jours par semaine, 35h. Les étudiant.e.s qui bossaient uniquement le dimanche, n’ayant plus de cours, sont maintenant à presque 35h/semaine. Pas de confinement chez Carrefour, donc.»
Au-delà du nombre d’heures, qui n’est plus le même, c’est avant tout et surtout, le rythme de travail qui s’est accéléré. Énorme frénésie en grande surface. « On est censés être polyvalents. Ils nous demandent parfois d’aller à la rescousse des personnes chargées de la mise en rayon, car le rythme est insoutenable. » Plus le temps d’assurer un service à la normale, il faut aller droit aux priorités. « Vu comme les clients retournent les rayons, maintenant on pose les palettes directement en rayons, sans déballer les cartons, tout le long de l’allée. Pourquoi déballer les cartons? Puisque les gens prennent les pâtes par paquets de 10. Souvent, je vois arriver des cartons directement sur mon tapis de caisse, c’est à moi de les ouvrir et de compter ce qu’ils contiennent. Tu parles d’une alimentation variée… ».
« Je vois les clients flous, et on a l’impression d’être emballé.e.s au rayon boucherie. »
Les conditions de travail sont quant à elles revues de jour en jour. « J1, on nous donne des gels hydroalcooliques. J2, des gants. J3, une espèce de vitre, posée dans la nuit, juste devant la caisse. J4, désinfectant et sopalin à chaque caisse. J5, ils nous ont entouré.e.s de cellophane. Ça part du poteau à ma gauche, ça passe derrière moi, poteau à ma droite, puis jusque devant ma vitre devant la caisse. Et ce pendant des tours et des tours. Je vois les clients flous, et on a l’impression d’être emballé.e.s au rayon boucherie. C’est quand même beaucoup plus agréable de travailler depuis 2 jours, car la sécurité régule à l’entrée: 10 qui sortent, 10 qui entrent. »
«Aujourd’hui, j’ai vu un monsieur en costard aller de caisse en caisse pour nous remercier de venir travailler. C’était le directeur. Je ne l’avais jamais vu avant.»
Il y a quand même une reconnaissance qui s’installe progressivement. Les gens commencent à comprendre le risque encouru par les employé.e.s. « De plus en plus de client.e.s me remercient d’être là et de venir travailler. Ils sont super sincères et ça fait vraiment plaisir. Aujourd’hui, j’ai vu un monsieur en costard aller de caisse en caisse pour nous remercier de venir travailler. C’était le directeur. Je ne l’avais jamais vu avant.»
Avant de finir: « Ah, je vous ai dit que toutes les personnes que j’encaisse sont médecins apparemment? On se demande comment on est est arrivés là, car les mangeurs de pâtes semblent tou.te.s avoir la solution. Chacun y va de son petit conseil bidon, sur les gants, le masque… »
Pour Gilles, photographe indépendant, c’est une toute autre affaire. On a réussi à l’avoir au téléphone, alors qu’il était sur le point de se faire dépister.
« C’est triste à dire mais pour moi, c’est une vraie opportunité. Dans toutes les crises, il y toujours des opportunités. Je faisais beaucoup moins de reportages à l’étranger ces temps-ci, faute de moyens. La Provence m’a appelé pour remplacer une photographe en quarantaine, pour couvrir les élections municipales. Aucun rapport avec le virus à l’origine. » Deux des candidats suivi par Gilles ont d’ailleurs été testés positifs au coronavirus, d’où le dépistage.
Prolongé en CDD jusqu’au 13 avril, il nous raconte qu’il bosse beaucoup plus, et qu’il en est à sa 3ème Une cette semaine. « J’essaie de trouver des angles différents, j’ai fait un sujet sur les gens à leur balcon hier. »
Concernant les mesures de sécurité, il ne se rend pratiquement plus au journal. La salle de rédaction est complètement vide, nettoyée 2 fois par jour. Les journalistes et photographes sont, bien sûr, obligés d’aller sur le terrain. « On nous a demandé de ne prendre aucun risque, d’éviter tout contact, tout rassemblement. Même si on est parfois obligés. Avant hier, j’étais sur le shoot du préfet de police qui faisait un point presse pour renforcer le contrôle, il y avait 20 journalistes agglutinés autour de lui. Alors on essaie quand même de garder les distances, en tendant les micros. J’ai fait mes photos pratiquement au zoom, alors que sur des événements comme ça, je suis normalement au 50mm. »
« On dirait une zone irradiée. J’ai l’impression d’être envoyé sur le front d’une guerre invisible. »
Ce qui est particulièrement intéressant avec Gilles, c’est qu’il a l’habitude des reportages de guerre. Il a notamment été envoyé en Irak. Il retrouve un peu cette ambiance de « zone de guerre » en ce moment. « Alors sans bombardements et tirs, bien sûr, mais l’ambiance générale dans Marseille vide est assez surréaliste. On dirait une zone irradiée. J’ai l’impression d’être envoyé sur le front d’une guerre invisible. On me considère comme un reporter de guerre, quand la rédaction m’envoie ils me disent: fais gaffe à toi, prends bien toutes les précautions, si tu ne veux pas y aller, n’y vas pas. J’ai l’impression d’être considéré comme un héros, alors que je ne fais que mon boulot. »
« Tant que je suis embauché par la Provence tant mieux. Car sinon je suis un peu à la rue, en indépendant: pas de chômage, rien. Donc heureusement que j’ai ça, vraiment. Et puis on ne va pas se mentir, c’est aussi une manière pour moi d’éviter le confinement, avec ma carte presse et l’attestation de mon employeur. J’estime être ultra chanceux. »
Gilles décide de voir le côté positif de la chose, et c’est peut-être finalement ce qui relie nos trois protagonistes: Jade, Chloé et Gilles. Pour vous aider à gérer le stress, le surmenage et autres fléaux par les temps qui courent, et afin de traverser ces quelques semaines au mieux, on vous recommande de jeter un oeil à cette infographie proposée par la Croix-Rouge. Non non, le Quarantini ne fait pas partie des recommandations… Désolé!