Logo

J’ai le pedigree d’une bourge mais pas le compte en banque

Mon éducation bourgeoise : entre grandeur et désillusions.

Par
Lysis Himmelsterne
Publicité

Je suis issue d’un milieu qu’on peut rapidement qualifier de « bourgeois ». Qu’est-ce donc que la bourgeoisie, au juste? Sa définition variant d’une époque et d’une idéologie à l’autre, je me contenterai d’en donner ici une illustration subjective.

Pour commencer, je suis née à Paris intra muros dans une famille où je n’ai jamais eu à me soucier du contenu de mon assiette le repas venu, du toit au-dessus de ma tête le soir venu, des vêtements pour me tenir chaud l’hiver venu. La base de la pyramide de Maslow, me direz-vous: la sécurité matérielle. Simple, basique.

Sauf qu’on parle ici d’un toit hausmannien, de repas équilibrés et savoureux dont les ingrédients étaient dénichés au marché bio des Batignolles ou à la Grande Epicerie du Bon Marché, et de vêtements Jacadi, Chevignon et Agnès B (oui, je suis née au milieu des années 1980).

Au-delà de ce confort matériel, on m’a élevée avec en tête cette idée rapidement tenue pour acquise que je ferai des études supérieures comme mes parents avant moi et que, de fait, tout irait bien dans le meilleur des mondes possibles.
Publicité
Pour m’aider à devenir qui j’allais être, on m’a choisi un prénom qui jamais ne serait un obstacle à ma réussite sociale mais qui, à l’inverse, constituerait même un discret indicateur de la classe au parfum suranné à laquelle j’appartiens. Pour celles et ceux qui commencent à se gratter la tête d’un air dubitatif: ne cherchez pas plus loin, j’écris sous pseudo.

A aucun moment on ne m’a confisqué mes rêves, au prétexte que cela n’aurait pas été « pour moi ». Au contraire, on m’a encouragée à développer mes talents et mon goût pour les arts. Surtout pour ceux qui, soit dit en passant, feraient de moi une jeune fille « bonne à marier » – même si, jamais au grand jamais, ma mère, féministe de la première heure, n’aurait été capable de prononcer une telle phrase autrement que sur le ton de la plaisanterie.

A aucun moment, l’enfant que j’étais n’a craint de finir dans la misère ou l’indigence. A aucun moment, l’échec n’a même été une option.
Publicité
On ne m’a pas empêchée de nourrir mon esprit de mots et de concepts, mon œil d’œuvres et de paysages variés, mon corps de pratiques sportives visant à développer agilité, confiance et grâce.
Bien plus tôt, on m’a offert des livres que je n’avais pas demandés à mes anniversaires – et auxquels je préférais de loin les Barbie maquillées comme des camions volés.
On m’a vanté les mérites de la qualité qui s’oppose à la quantité, de la solidité des matériaux nobles à toujours privilégier face au brillant des dérivés pétrochimiques.
On m’a fait voyager et visiter des musées. On a répondu à mes (nombreuses) questions, veillant à entretenir le feu de ma curiosité intellectuelle.
On m’a offert des leçons de piano, de chant, de danse classique, d’équitation.
On a choisi mes établissements scolaires avec soin afin de garantir le succès de mes études.
On m’a complimentée sur mes qualités sans jamais les considérer comme extraordinaires pour autant, réussir allant de soi.

A aucun moment, l’enfant que j’étais n’a craint de finir dans la misère ou l’indigence. A aucun moment, l’échec n’a même été une option. Vous savez, il est ce genre de certitudes qui viennent nourrir l’estime de soi, une solide confiance en l’avenir et parfois (souvent) une certaine arrogance. Comme si tout cela nous était dû, « parce que nous le valons bien », tout en ne méritant rien vraiment.

Publicité
Au-delà d’un style de vie bourgeois, il y a là une vision presque aristocratique du monde. Rien n’est dit aussi explicitement, mais on comprend assez tôt que les privilèges dont on bénéficie, s’ils ne découlent d’aucun mérite individuel particulier, ne doivent pas pour autant être pris à la légère: à chacun d’en être digne, à la hauteur, au risque d’être une déception pour tout le monde.
On m’a habituée au luxe, aux moulures aux plafonds, aux briquets Dupont, aux stylos Mont Blanc, aux ordinateurs Apple, aux chemises Charvet, aux montres Breitling, et aux bijoux de famille voyageant de génération en génération (mais impossibles à revendre).
« Ses parents sont tous les deux normaliens, tu le savais? »
Mes parents m’ont défendu de regarder le Club Dorothée (que je regardais tout de même en cachette, bien entendu) parce que « c’est vulgaire ».
Publicité
On m’a interdit de parler d’argent, parce que « c’est vulgaire ».
On m’a défendu d’avoir trop d’ambition, de manquer de modestie, parce que « c’est vulgaire ».
On m’a introduite au charme discret du luxe qui ne dit pas son nom. On m’a appris à reconnaître les signaux qu’émettent mes semblables, ceux que ma famille se réjouissait de me voir fréquenter (« Ses parents sont tous les deux normaliens, tu le savais? »).
Sans jamais se montrer xénophobes ou ouvertement classistes, mes parents, si typiques de la gauche caviar, m’ont clairement élevée dans le but inavoué de perpétuer une certaine forme d’endogamie.

La gauche tarama

Sauf que… la gauche caviar s’est avérée être en réalité la gauche tarama. Après une enfance privilégiée, j’ai plongé tête première dans une vie de jeune adulte marquée par le principe de réalité: l’argent ne pousse pas aux arbres et les carrières littéraires et artistiques sont plus souvent promises à la vie de bohème, voire de marginal, qu’à celle de bourgeois, à moins d’être rentier.
Publicité

Aaaah la gauche tarama, cette gauche insouciante, qui promeut de belles valeurs humanistes comme l’égalité des chances, mais sans pour autant se plier à la carte scolaire – faut pas déconner non plus. Celle qui vit au-dessus de ses moyens, en toute insouciance, en bonne individualiste, bénéficiaire inconsciente des Trente Glorieuses ; celle qui fait fi du monde qui change, de l’environnement, obsédée qu’elle est des grandes écoles et des « bonnes » fréquentations.

Celle qui, sans même s’en douter, a reprogrammé l’ascenseur social qu’allaient emprunter ses propres enfants afin qu’ils ne fassent désormais que descendre, et encore descendre (ou alors monter à l’étage des chambres de bonnes).

Celle qui marmonne dans sa barbe, profondément et sincèrement blessée, quand ses chers enfants gâtés lui donnent du « Ok, boomer ».

Celle qui n’a d’autre patrimoine à laisser à ses héritiers que son goût des belles choses. Celle qui te dit quoi aimer mais certainement pas comment faire pour l’obtenir par toi-même. Celle qui forme des esthètes sans jamais leur dire que le beau sera bien souvent hors de leur portée s’ils ne se dirigent pas vers une carrière lucrative (dans l’industrie des roulements à billes par exemple).

Publicité
Celle qui encourage ses enfants à développer leur créativité et à poursuivre les études qui les font vibrer, qui valorise les carrières artistiques sans, à aucun moment, les mettre en garde contre la cruauté, la vanité et l’inaccessibilité des chemins qu’ils s’apprêtent à emprunter ; vous savez, ces fameuses voies de garage qui comptent beaucoup trop d’appelés pour si peu d’élus.

On parle bien de cette génération de soixante-huitards, légèrement écervelée et franchement idéaliste, engraissée à l’opulence de l’après-guerre, et qui n’encourage sa progéniture ni à être pragmatique, ni à valoriser le nécessaire au détriment du superflu.

Celle qui porte aux nues le féminisme et ses combats mais qui élèvent ses filles afin, surtout, qu’elles soient les plus gracieuses et aimables possibles. Que leur intelligence soit mise au service du beau plutôt que de l’utile.
Il est question ici de ces matriarches qui prônent l’indépendance financière et économique des femmes, mais les conduisent subtilement, sans même le vouloir, à choisir les bons partis plutôt que les bonnes carrières, au nom du respect des inclinations naturelles.
Devenue adulte, j’ai compris que j’avais grandi dans une illusion, une de celles qui font péter au-dessus de son cul.
Publicité
Cette génération libérée qui ne pense jamais aux lendemains, dépense sans compter et se retrouve au crépuscule de la vie avec des dettes et l’angoisse de finir à l’hospice.

Cette génération toute-puissante qui, du jour au lendemain, à la faveur d’une pandémie, se retrouve bien vulnérable et mue par un sentiment oscillant entre hébétude et injustice.

Devenue adulte, j’ai compris que j’avais grandi dans une illusion, une de celles qui font péter au-dessus de son cul. Que, contrairement à mes petits camarades également bourgeois, je n’hériterai de rien à part de ma capacité à systématiquement choisir ce qu’il y a de plus cher dans le magasin, quand bien même je vivrais dans 20m2 à 30 ans.

Publicité

Que, contrairement à mes amis issus de la classe moyenne et éduqués dans l’idée qu’il faut toujours prévoir le pire, je n’aurai dans ma besace aucun des outils les plus essentiels pour être libre de devenir qui je veux vraiment être.

Reconnaissante et circonspecte à la fois

Tout ceci étant dit, soyons honnêtes, je ne peux raisonnablement en vouloir à mes parents, qui comme la plupart des darons, ont voulu bien faire et ont fait de leur mieux. Ils m’ont choyée à leur manière et m’ont donné le plus précieux des cadeaux: l’esprit critique. Pour ça, un immense big up.

Pour être parfaitement honnête, je dois le maintien de mes conditions de vie à mon mari qui rapporte trois fois mon salaire à la maison.
Publicité
J’ai eu une belle jeunesse et j’ai joui de tous les avantages que pouvaient m’offrir cette éducation bourgeoise au sujet de laquelle j’ironise aujourd’hui. J’en bénéficie encore de mille et unes façons et, malgré tout ce que j’en dis de mal, je suis parvenue à éviter le déclassement, ce qui m’étonne encore.
Pour être parfaitement honnête, je dois le maintien de mes conditions de vie à mon mari qui rapporte trois fois mon salaire à la maison, grâce à un travail difficile et stressant que je serais incapable de faire. Bourgeoise un jour, bourgeoise toujours? En tout cas, pas question de me plaindre ou de continuer à cracher dans la soupe.
Je veux qu’au lieu d’être obsédés par les diplômes et l’orthographe, mes enfants le soient par la justesse et la justice, rien de moins.
Pourtant, aujourd’hui, en tant que mère, je souhaite élever mes enfants différemment. Je veux qu’ils aient bien conscience du fait que rien n’est jamais acquis.
Publicité
Que la roue sociale peut tourner rapidement et que, s’ils ne se donnent pas les moyens de leurs ambitions, ils ne pourront pas prétendre au même niveau de vie que celui dans lequel ils auront grandi.
Je veux qu’ils sachent que nous vivons dans un monde où le déclassement menace tous les habitants d’une grande ville.

Je veux aussi briser les lunettes de classe qui pourraient les empêcher d’aller vers des personnes passionnantes et issues de milieux différents du leur.

Je veux qu’au lieu d’être obsédés par les diplômes et l’orthographe, ils le soient par la justesse et la justice, rien de moins.
Je voudrais qu’il n’y ait aucun sujet considéré comme « vulgaire » aux dîners de famille, qu’on soit capables de parler d’argent et des mauvaises émissions qu’on aime.
Je voudrais, autant que possible, qu’ils développent les qualités qui leur permettront d’atteindre l’autonomie et la liberté: la logique, le pragmatisme, l’ambition. Que cela ne les empêche pas d’être idéalistes, créatifs et de rêver.
Publicité