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J’ai 30 ans, elle en a le double

Récit d'une relation inattendue.  

Par
Raphaël Badache
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C’est une nuit banale d’août, entre potes et en famille, le cerveau débranché, dans une boîte près de Nice. Voilà des heures que j’enquille les verres. La sono crache un mélange douteux qui anime les corps alcoolisés. De la bonne vieille variété française, mais aussi du Michaël Jackson, du rock et les éternels « tubes de l’été »… Je rumine. Mais où est passée cette jeune femme à la robe rouge et aux baisers endiablés ? Disparue, absorbée par une foule ivre, me laissant seul avec ma machine à fantasmes.

Et puis la voilà qui m’arrache à mes pensées. Une autre femme, d’une autre époque. Elle trône au bar, un cocktail dans une main, un shot dans l’autre, rigolant avec des quadras massés autour d’elle. J’observe la scène, intrigué. Nos regards se croisent. Des sourires timides. Une première danse hésitante. Une seconde plus assurée. « Tu me fais penser à un aventurier breton. » Pas de bol, je suis normand et solidement installé dans le 18e arrondissement.

« Qu’est-ce qu’un p’tit jeune comme toi lui veut, à N., hein, qu’est-ce qu’il lui veut ? » Je bafouille deux phrases. À vrai dire, je n’en sais trop rien.

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Allez savoir pourquoi, le DJ force sur la variétoche des années 1980. Nos porte-monnaie se vident. Nos sens se brouillent. Il est temps de partir vers une résidence du bord de mer, en petite équipe, où une grande piscine nous attend. Un des quadras me met en garde, version garde du corps titubant: « Qu’est-ce qu’un p’tit jeune comme toi lui veut, à N., hein, qu’est-ce qu’il lui veut ? » Je bafouille deux phrases. À vrai dire, je n’en sais trop rien. Quelques instants plus tard, je suis avec elle, et je regarde le soleil se lever, étendu contre son corps fin, sur un coin de pelouse à l’abri des regards, lors d’une étreinte relativement chaste. Elle s’en va après m’avoir laissé son numéro. « Si jamais… »

Le lendemain midi, les yeux marqués, les cerveaux toujours débranchés, on débriefe la soirée avec les potes et le bout de famille présents. Classique. Les rires gras et l’humour de caserne meublent la conversation. Classique, là aussi.

– Un pote : Putain Raph, t’as fait fort là !

Rire général.

– Moi : Bah…

– Lui : Mais tu sais quel âge elle a ?!!

– Moi : Euh… Chépa… La cinquantaine.

– Lui : Non non, 62 d’après un des gars.

– Moi : Mouais.

– Un autre : Ah non ! Je crois qu’un des gars disait qu’elle en avait 67.

– Moi : Mouais.

– Un autre : Ouais, elle est bien plus vieille que nos mères quoi !

Rire général.

– Moi : Bah…

Rire général.

– Encore un autre : Pense au lubrifiant la prochaine fois !

Rire général.

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Visiblement, ça les amuse. Moi, je me demande s’il y en aura une, de prochaine fois. Les jours passent, et je me décide à lui envoyer un message. Elle m’invite chez elle pour dîner. J’hésite. Pourquoi accepter, au fond ? Curiosité déplacée ? Attirance ? Quête d’expériences ? Qu’importe. J’y vais, accompagné de ma fébrilité et d’une bouteille de champagne.

J’apprends qu’elle a des enfants, et même des petits-enfants. À vrai dire, je prends une leçon de vie. Une vraie. Une bonne grosse claque.

On parle, on parle, on parle, d’elle, beaucoup. Ses presque trente années de mariage (mon âge), sa vie de bohème auprès d’un musicien, son divorce, sa toute fraîche retraite dans le Sud après des années de travail auprès d’un grand dirigeant français. Ses histoires avec les hommes, aussi. Autant de tendres désillusions. « Peut-être qu’un jour vous arriverez à vous débarrasser de vos mensonges et de vos petites lâchetés… », glisse-t-elle dans un sourire. J’apprends qu’elle a des enfants, et même des petits-enfants. À vrai dire, je prends une leçon de vie. Une vraie. Une bonne grosse claque. Empêtré dans des tourments sentimentaux, je me retrouve transporté dans un autre rapport au temps, où tout semble marqué par une douce fatalité. Avec elle, j’accède à une forme de sagesse jusqu’alors absolument inaccessible. La violence des sentiments semble tout d’un coup bien injustifiée.

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Les heures passent. Nous savons tous les deux comment la soirée va se poursuivre. Je n’ai jamais couché avec une femme bien plus âgée ; elle n’a jamais couché avec un homme bien plus jeune. Une légère tremblote nous gagne.

« Toi aussi t’es stressée ?

  • – Oh que oui. »
  • Elle veut éteindre la lampe, mal à l’aise avec son corps pourtant harmonieux. Les marques du temps s’estompent quand la lumière faiblit. « C’est mieux comme ça. » Nous voilà lancés vers le plaisir.

– Un pote : Alors, comment c’était ??!

– Moi : Eh beh… Un peu en retenue. Mais c’était très cool.

Alors on remet ça, on se revoit, on passe des soirées à discuter. Je continue à découvrir son rapport au temps, aux sentiments, à la vie, tellement enrichissant. Elle vient chez moi à Paris, je la retrouve une autre fois dans un hôtel. On s’écrit régulièrement. Bref, le début d’un quelque chose qui ne veut pas porter de nom. J’en parle autour de moi. Les réactions oscillent entre le « MAIS C’EST GÉNIAAAAAAAAAAL !!! » et le « AHAHAHAHAH MAIS NAN ??!!! ». Mais si. Je crois même qu’on appelle ça « une belle histoire ». Le genre de relation bienveillante où chacun se nourrit de l’autre. Puis le sexe, forcément, quoique toujours en légère retenue, nous procure de plus en plus de plaisir, alors…

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Bon. Des tabous subsistent. Je ne saurai jamais son âge. Je ne lui demanderai d’ailleurs jamais. Il y a aussi ce jour où elle m’embrasse devant chez moi, devant, surtout, un voisin qui nous scrute avec un regard accusateur de curé moraliste. Je suis gêné, tel un adolescent surpris en train de fauter. Elle le sent, je m’en veux.

« Tu veux arrêter tout ça ? Elle te pose problème, notre différence ?

– Non non. »

J’entends sa phrase résonner dans ma tête. « Peut-être qu’un jour vous arriverez à vous débarrasser de vos mensonges et vos petites lâchetés… » Un jour, peut-être. Peut-être aussi qu’un jour, « l’anormalité » sera désespérément banale. Voilà pour le vœu pieux.

Finalement, le temps, la distance et mon instabilité nous éloigneront, sans regret ni rancœur. Ce fut une belle histoire.

Je lui vole ces derniers mots, dont elle aimait garnir ses messages. « Je t’embrasse et peut-être à bientôt, ici ou ailleurs. »