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Interligne: les humains derrière les voix
«Interligne est un centre de première ligne en matière d’aide et de renseignements à l’intention des personnes concernées par la diversité sexuelle et la pluralité des genres.» C’est ce qu’on lit sur le site internet de l’organisme ouvert 7/7 jours et 24h/24 depuis bientôt 40 ans. Mais derrière cette présentation institutionnelle se cachent des intervenant.es et travailleurs.ses sociaux aux compétences d’anges-gardiens. J’ai la chance d’être journaliste et de pouvoir me glisser à peu près n’importe où (ou presque) pour découvrir les coulisses de la vie. Fin janvier 2020, j’ai décidé de passer un peu de temps à leurs côtés: depuis ce jour, j’hésite à changer de métier.
Dans une autre vie et un autre espace-temps (à Paris en 2013), j’ai pris mon courage à deux mains et j’ai envoyé ce mail lapidaire à mille lieues de mes activités professionnelles de pigiste : «Bonjour, j’ai eu votre contact par l’association PsyGay. Je traverse une période un peu difficile (séparation, difficulté à gérer l’image de “fille-garçon” que je renvoie/qu’on me reproche, rapports d’amour/amitié douloureux, etc). J’aurais aimé prendre rendez-vous avec vous dès que possible. Merci d’avance.»
Et puis, j’ai repris ma vie presque normalement, chassant tant bien que mal quelques idées noires bien ancrées. Dans la demi-heure qui suivait, mon ange-gardien/psy me répondait et me filait son 06. J’étais aussi flippé.e que soulagé.e. Voilà comment j’ai commencé à prendre soin de mon mental et à «me faire suivre». Tout a commencé par une voix au bout du fil.
« On ne peut pas se détacher des luttes féministes quand on travaille dans le milieu LGBT. »
7 ans plus tard, à Montréal, je ne peux m’empêcher de repenser à ce chapitre de ma vie en interviewant Pascal Vaillancourt, directeur général d’Interligne depuis 4 ans et demi, Mireille St-Pierre, coordonnatrice des services et Hélène qui, 4 jours par semaine, répond à l’appel sur la ligne d’écoute. « Avant, Interligne s’appelait Gai-Écoute. On est le plus vieil organisme LGBT au Québec! D’autres sont nés avant nous, bien sûr, mais ils ont disparu depuis», raconte le DG qui a réussi à faire bouger les lignes de l’organisme, en s’ouvrant aux nouvelles réalités sociales. Impossible de parler de Gai-Écoute/Interligne sans faire référence à Laurent McCutcheon, décédé l’année dernière des suites d’un cancer. « Il a été une figure marquante de l’organisme pendant une trentaine d’années. Il a beaucoup oeuvré pour la cause des gais et des lesbiennes au Québec, avec son équipe. C’était aussi un personnage médiatique », a confié Pascal Vaillancourt qui estime que le Québec a commencé à s’ouvrir aux autres réalités (B-T notamment) dans les années 2000, seulement.
«On ne peut pas se détacher des luttes féministes quand on travaille dans le milieu LGBT. Quand je suis arrivé là, ça me paraissait important d’avoir les points de vue de celles qui travaillaient à temps plein dans l’organisme», se souvient Pascal Vaillancourt avant de rappeler qu’à l’époque, 78% des hommes utilisaient le service contre 22% de femmes. « C’était un moment où on prenait aussi moins en compte les réalités “autres” de genre, de fluidité, etc. Ça m’a interpelé de voir que nos utilisateurs étaient essentiellement des hommes (…). En réalité, les femmes n’osaient pas nous joindre parce qu’elles croyaient que c’était un service d’aide réservé aux hommes seulement. »
Il ne lui en fallait pas plus pour repenser l’identité de l’organisme en changeant de nom et de visages, entre autres, sur les plaquettes de communication et en optant pour l’usage du neutre (ni masculin ni féminin) sur les réseaux sociaux. « En devenant plus inclusifs, on a changé de cible et nos porte-paroles sont aussi plus diversifiés que par le passé. »
De l’écoute active
Alors qui peut appeler Interligne en 2020? « Tout le monde. On est là pour ça, peu importe qui vous êtes. Chez Interligne, on se voit un peu comme la porte d’entrée du milieu communautaire LGBT car on est une ligne grand public. On est aussi là pour les proches des LGBTQ+ ». Les motifs d’appels les plus courants chez Interligne: discriminations, isolement, solitude, violences, idées suicidaires, relation de couple, sexualités, etc.
Aujourd’hui, ce sont près de 30 000 appels par année (entre 30 et 40 appels par jour) qui entrent avec un temps moyen de 20 minutes consacrées pour un appel téléphonique et 45 minutes par clavardage ou par texto afin de saisir toutes les subtilités de l’écrit. « On est une ligne où les personnes LGBT sont sur-représentées dans le suicide, la violence et l’itinérance, dans des enjeux graves », rappelle Pascal avant de préciser que les écoutant.es sont évidemment épaulé.es par des employé.es en intervention sociale.
Concrètement, Interligne propose de “l’écoute active” en répondant à un besoin ponctuel, en ne pratiquant pas d’intervention directe et en ne donnant pas de conseils à suivre. « On demande aux gens de faire émerger eux-même leurs solutions dans l’immédiat. On va aussi beaucoup valider leurs émotions, on ne va pas les amoindrir mais plutôt valider la réalité de ce que la personne est en train de traverser. On accepte aussi les silences dans une discussion: si une personne pleure, on la laisse pleurer, on n’a pas besoin de combler le vide », explique Pascal Vaillancourt.
« On ne promet pas de solution mais on promet d’écouter, c’est précieux. Ça fait vivre d’être écouté. »
« On reçoit la personne de manière complètement neutre, on crée un lien de confiance pour qu’elle se sente à l’aise de se dévoiler entièrement: c’est un défi important surtout quand on parle d’identité et d’orientations sexuelles », souligne Mireille St-Pierre, coordonnatrice des services, en poste depuis 6 ans et garante de la qualité de l’écoute chez Interligne. « On est focalisés sur le “ici et maintenant” (…). On offre parfois simplement une oreille attentive en aidant la personne à aller plus loin dans sa propre réflexion».
Hélène, qui ne compte plus le nombre de personnes qu’elle a pu aider par téléphone, le rappelle et le martèle: « On offre un accueil inconditionnel, tout le monde peu nous appeler, peu importe la raison. On ne promet pas de solution mais on promet d’écouter, c’est précieux. Ça fait vivre d’être écouté. »
5% des appels proviennent de France
Aussi étonnant que cela puisse paraître, après le Québec, c’est de la France qu’Interligne reçoit le plus grand nombre d’appels, à savoir 4 ou 5% de tous les appels entrants. « Je pense que le contexte social est moins ouvert qu’au Québec, donc les gens se tournent vers des ressources extérieures comme Interligne. Ce sont aussi les Français.es qui fréquentent le plus notre site web et notre foire aux questions. On est d’ailleurs en train de travailler à établir un lien plus fort avec la France à ce sujet. »
Il arrive également que la francophonie hors Canada fasse appel à Interligne sans même savoir que l’organisme est établi au Québec. « Ils cherchent juste un accès rapide à des ressources LGBT, et puis comme on a un service de clavardage qui est plutôt rare, je crois qu’on est plus faciles à joindre et ce 24h/24. On parle la même langue, on a les mêmes besoins au niveau humain donc on peut leur offrir le même service et c’est tant mieux ».
L’Afrique du Nord aussi fait parfois appel à Interligne. C’était justement le cas lorsque j’étais en reportage dans les locaux : une personne en transition originaire d’Algérie (où l’homosexualité est illégale) cherchait des informations via le clavardage. « On se renseigne d’abord les lois plus ou moins répressives mises en oeuvre dans les pays d’où nous écrivent les personnes, et ensuite on répond en connaissance de cause pour leur donner les ressources adaptées à leurs besoins. On va encourager la personne à parler des choses difficiles avec nous et les référer ensuite à des organismes d’aide », m’explique une bénévole en tapant sur son clavier pendant que le téléphone sonne.
« On a quelques appels en anglais parfois, ça arrive », lance Hélène qui a ses petites techniques pour rester concentrée. « Quand j’écoute, pour rester focaliser sur l’appel, je gribouille des choses sur un papier ou je marche. Il m’arrive même de nettoyer! Ça m’aide à extérioriser », confie l’écoutante, habituée à recevoir les appels les plus graves (suicides) la nuit. « Le tiers de nos appels ont lieu la nuit ».
« (…) il y a une lourdeur supplémentaire depuis quelques temps. Ça nous questionne beaucoup en interne. »
Pour certaines personnes, les écoutant.es d’Interligne sont les premiers et les seuls vers qui elles décident de se tourner pour se dévoiler, peu importe ce qui est dévoilé. « Pour d’autres, on est un bonus puisqu’ils ont un entourage très présent et très à l’écoute mais souvent pas neutre ».
Et puis il y a les personnes en situation de crise, en fugue, en itinérance, en état suicidaire ou qui ont consommé de la drogue. « Dans ces cas là, on est un peu plus directifs avec eux car leur sécurité est en jeu », confie Mireille qui, depuis deux ans, remarque une détresse grandissante des appelant.es. « On parle beaucoup plus d’anxiété, de pensées suicidaires, d’isolement: il y a une lourdeur supplémentaire depuis quelques temps. Ça nous questionne beaucoup en interne. »
Pourquoi? « On n’a pas de réponse, ça doit être cyclique, c’est un phénomène social. Le contexte politique y est sûrement pour quelque chose mais pas seulement. La plupart des appels que les policiers reçoivent sont aussi des appels de détresse d’ailleurs, sauf qu’ils ne sont pas formés pour ça», nuance Hélène, rappelant au passage l’utilité publique de l’organisme. « Il faudrait que le gouvernement reconnaisse l’importance de la première ligne, c’est souvent du par et pour. On est des spécialistes dans nos pratiques, on aide la personne et on désengorge le système, ça a un impact collectif. En 40 ans, le nombre de personnes qu’on a pu aider ici chez Interligne, je n’ose même pas imaginer. Pourtant, on a très peu de soutien et de financement, on court toujours après l’argent en se justifiant! »
Autre raison invoquée pour expliquer cette détresse grandissante: le stress des minorités. « Notre clientèle vit ce stress. Comme ils ont plus de stress à gérer au quotidien, leur santé mentale est impactée, c’est normal. Si tu vis toujours avec ce stress là et cette anxiété, c’est normal que ça craque. »
« C’est fou de se dire qu’on peut avoir la vie de quelqu’un entre les mains. »
S’il est difficile de sortir d’Interligne avec “une tête vide” et de ne pas tenir compte du stress vicariant pourtant très présent, les écoutant.es doivent néanmoins réussir à s’en détacher. Pour ne pas sombrer. Et parfois, certains appels remontent plus le moral que d’autres. « On ne connait pas l’impact d’un appel sur la vie d’une personne. Mais il arrive que certain.es prennent le temps de nous téléphoner pour nous donner des nouvelles. Un soir, une jeune personne de 12 ou 13 ans, nous a contactés avec des idées suicidaires et a quitté rapidement le clavardage: on n’était pas assuré de sa sécurité alors on a décidé de joindre les services d’urgence. Le lendemain matin, on a reçu un message de la mère du jeune en question qui disait: “Merci d’être intervenu hier soir. Sans vous, mon enfant serait peut-être mort aujourd’hui. Je suis maintenant au courant de sa souffrance, je vais le soutenir” ». On imagine assez bien l’émotion de l’équipe d’Interligne en ouvrant le message.
« C’est fou de se dire qu’on peut avoir la vie de quelqu’un entre les mains. Même si ça fait 40 ans qu’on fait ça et qu’on a peut-être juste sauvé la vie d’une personne, ça vaut tout », a confié Mireille, les larmes aux yeux.
Redonner à la communauté
Les parents font d’ailleurs partie des personnes qui appellent de plus en plus Interligne, à la recherche de conseils pour accompagner leur enfant homo, trans, ou non binaire, etc. « Ce sont des appels valorisants. Le parent dont l’enfant fait une transition et nous appelle en disant, “j’ai l’impression de perdre mon fils”, on valide et on normalise: “oui votre émotion est valide, vous faites un deuil pour mieux accueillir votre fille”. On a le droit de vivre nos émotions! Le parent vit la transition avec son enfant mais d’une manière différente. On lui rappelle de dire l’essentiel: “Je suis avec toi, je t’aime” ».
S’il y a des avancées légales extrêmement importantes en matière de droits des personnes LGBTQ+ au Canada et au Québec, il reste encore du chemin à faire. « Il ne faut pas oublier que l’acceptation légale c’est une chose, l’acceptation sociale en est une autre. (…) Il y a toujours des personnes violentes, intolérantes, ignorantes. La haine est souvent causée par l’ignorance », rappelle Mireille avant de faire référence au projet Alix, un service d’Interligne pour les personnes LGBTQ+ victimes de violence.
« Il y a des personnes trans qui ne sortent presque pas de chez elles parce que même aller à l’épicerie est un défi, aller aux toilettes, etc. Ce n’est pas pour rien que ces personnes font partie de nos habitués… Quand ça fait 200 fois dans la même semaine qu’on te mégenre, c’est d’une violence épouvantable», raconte Hélène selon qui les organismes communautaires sont un filet social de la plus haute importance. « Sans eux, une société court à la catastrophe. On veut juste qu’on reconnaisse notre utilité sociale et notre mission. On tient la société à bout de bras», lance celle qui exerce son métier par passion. Et par désir de faire avancer les choses. « On veut redonner à la communauté, on est privilégié.es d’avoir le temps et la capacité d’aider les autres, nous. »
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