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Instagram et l’inévitable activisme performatif

Le destin de chaque cause sociale est malheureusement de finir en infographie rose fuchsia.

Par
Malia Kounkou
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« To freedom! », déclame l’actrice française Juliette Binoche avant de s’emparer d’une paire de ciseau et de couper d’un coup ses pointes de cheveux, un sourire aux lèvres. La vidéo de l’acte est ensuite postée sur Instagram en soutien aux femmes iraniennes qui s’opposent aux règles vestimentaires strictes de la République islamique.

À la racine de cette révolution, le décès de Mahsa Amini, une jeune femme de 22 ans potentiellement battue à mort par la police des moeurs iraniennes après un port du voile jugé incorrect. Depuis, dans une vague mondiale de solidarité, de nombreuses femmes se filment en train de couper leurs cheveux puis en publient la séquence sur les réseaux sociaux.

Juliette Binoche n’est donc pas seule dans son engagement : d’autres personnalités artistiques françaises, telles que Marion Cotillard, Charlotte Gainsbourg ou encore Pomme. Armées d’un ciseau, se couperont tout comme elle des mèches plus ou moins timides de cheveux face à la caméra en signe de ralliement.

Se pose aussi la question du : et après ?

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Lors de sa publication, loin de sensibiliser ou de rassembler, la vidéo de Binoche sera plutôt perçue comme creuse et dissonante. « Il y a une hypocrisie sans nom à célébrer la liberté des femmes à gérer leurs corps en Iran tout en fermant les yeux sur un racisme et une islamophobie d’État qui est quotidienne en France et qui exclut pas mal de femmes musulmanes voilées », relève en ce sens Chahde Ayyoub, journaliste franco-jordanienne. Pour elle, il y a clairement ici deux poids, deux mesures, et aucune cohérence de fond.

Se pose aussi la question du : et après ? Une fois la caméra coupée et ces femmes retournées à un quotidien dans lequel une mèche coupée n’a pas la même valeur ou gravité qu’en Iran, en quoi le combat se trouve-t-il avancé ? Lorsque la publication est postée sur leurs fils d’actualité et que des commentaires élogieux pleuvent, quelle bravoure véritable est célébrée ?

Ces interrogations nous mènent naturellement sur la voie de l’activisme performatif, aussi appelé « slacktivism », soit l’acte d’œuvrer « pour augmenter son capital social plutôt que par dévouement à une cause ». La personne qui s’y prête n’aura donc pour but que de bien paraître auprès de ses pairs plutôt que de poser des actions réelles qui s’attaqueraient au problème en profondeur.

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Instagram ou le temple de la démonstration

Depuis le meurtre brutal de George Floyd et le retour en force du mouvement #BlackLivesMatter, courant 2020, Instagram incarne le QG par excellence des démonstrations activistes et de l’éducation ludique aux enjeux sociaux. Le format de la plateforme mêlant reels, carrousels, stories et mots-clics s’y prête à merveille, après tout.

Toutefois, Instagram est aussi devenu le lieu où l’activisme naît et meurt, peu d’actions concrètes étant posées par-delà le like ou l’infographie colorée. Un partage en story d’une photo de village bombardé en Ukraine, d’une vidéo de manifestation étudiante en Iran ou d’un slogan poignant mais trop général pour être compris sans contexte nous vaudra d’être applaudi par nos abonné.e.s pour notre absencemanque d’égocentrisme, ironiquement. Puis nous refermerons tranquillement l’application avec la sensation d’une journée bien remplie.

Instagram est aussi devenu le lieu où l’activisme naît et meurt, peu d’actions concrètes étant posées par-delà le like ou l’infographie colorée.

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Instagram étant le royaume des présentations soigneuses, certaines personnes soucieuses d’une esthétique cohérente ne choisiront de s’exprimer sur une problématique que si celle-ci s’insère dans la vibe de leur profil. Ainsi, lorsque se propagera la (très) mauvaise idée de publier des carrés noirs sur Instagram en soutien au mouvement #BlackLivesMatter, l’actrice britannique Emma Watson en postera trois et prendra soin de les border de blanc de façon à ce qu’ils ne fassent pas tâche au milieu de ses autres photos. Et avant cela, aucune prise de parole sur le sujet ne sera faite de sa part.

Faussement inoffensif

Sur Instagram, tout activisme performatif s’accompagne d’une empathie avec date de péremption. « Juste après que des événements importants se soient produits dans le monde de la justice sociale, chaque story Instagram que je vois est une infographie esthétiquement plaisante, relate Audrey La Jeunesse dans le média KQED. Mais après la vague initiale, il ne faut pas longtemps pour que ces messages disparaissent complètement. » Ce n’est donc pas par curiosité ou conviction personnelle que certains textes et slogans sont aveuglément partagés, mais plutôt par pression sociale et peur d’être mal vu.e. La cause passe au second plan de l’égo, ici.

Un autre risque majeur serait la trivialisation d’enjeux importants dont certains comptes éducatifs sont responsables.

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Avec cela vient le caractère simplificateur des infographies partagées. Bien souvent, ces publications agréables à l’œil et aérées dans leur contenu dressent un tableau trop général. Or, la situation nécessite fréquemment d’être traitées dans toute sa complexité. Résultat : l’internaute qui la partage propage sans le vouloir des informations approximatives que, dans un effet de domino, tout le monde reçoit puis distribue à son tour. Mais comme il est ici question de paraître informé.e plutôt que de réellement s’informer, personne ne prendra la peine de vérifier la véracité du contenu.

Un autre risque majeur serait la trivialisation d’enjeux importants dont certains comptes éducatifs sont responsables. Pour attirer un plus grand public, de nombreux créateurs et créatrices vont en effet neutraliser et infantiliser la cause dont ils parlent, lui faisant perdre en substance, mais aussi en urgence, de façon à la rendre plus Instagram-friendly. On verra ainsi des publications reprendre le slogan ACAB (« All Cops Are Bastards ») que de nombreux militants et militantes utilisent pour protester contre les violences policières et y ajouter des filtres pastels, des fantaisies colorés, des cœurs graphiques ou encore la figure de Hello Kitty. Et juste comme ça, une réalité cruelle au combat radical est relayée au rang de simple mème.

peut-être le problème vient-il moins des méthodes de sensibilisation utilisées que de la plateforme en elle-même, qui n’a jamais été pensée pour cela.

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Mais Instagram reste malgré tout un outil précieux pour rejoindre les plus récalcitrant.e.s. Certaines personnes peuvent être plus réceptives à de jolis designs accompagnés d’illustrations soignées ou être intriguées par un slogan punchy puis découvrir quelques images plus tard la situation réelle qu’il dénonce. Il y a également un attrait à lire du contenu vulgarisé dans un monde où nous sommes bombardé.e.s de beaucoup d’informations, mais de très peu d’explications. Lire ces infographies — à supposer qu’elles véhiculent des données justes –, c’est donc aussi commencer quelque part.

Un modèle à repenser

Mais posons-nous la question du support en lui-même : Instagram. Certes, son impact est indéniable et sa portée, mondiale. Cependant, son ADN même est celle de l’auto-promotion, de l’idéalisation de soi et de la mise en scène de son quotidien. Par nature, la dureté de la réalité n’y a pas sa place et personne n’ouvre d’ailleurs l’application pour autre chose que pour un moment d’escapade loin de ce quotidien rude. Peut-être est-ce donc ce qui condamne toute tentative d’activisme authentique au destin de coquille vide et lisse. Et peut-être le problème vient-il moins des méthodes de sensibilisation utilisées que de la plateforme en elle-même, qui n’a jamais été pensée pour cela.

La vérité est que nombre d’entre nous ne sommes pas activistes, ce qui est loin d’être un péché.

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Un autre terme à repenser serait celui d’activiste. Qu’est-ce qui donne véritablement accès à ce statut ? Est-ce le fait d’être habité.e par une cause sociale, d’y avoir consacré de longues heures de recherches pour bien maîtriser ses enjeux et de militer ensuite ardemment sur Instagram comme en dehors pour que ses injustices soient connues et corrigées ? Ou bien est-ce le fait de partager un « ACAB » fleuri en story le jour de l’anniversaire du décès de George Floyd ?

La vérité est que nombre d’entre nous ne sommes pas activistes, ce qui est loin d’être un péché. Nous ne connaissons pas toutes les facettes ou ramifications des sujets qui nous sont présentés et ne sommes pas non plus au fait de toutes les tragédies qui frappent ce monde en permanence. Pour toutes ces raisons, le silence vaut quelques fois mieux qu’une prise de parole hâtive, erronée ou superficielle. De cette façon, lorsque viendra l’envie de véritablement s’exprimer sur une problématique importante, nous le ferons avec une mission en tête : celle d’aller jusqu’au fond des choses.

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