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Incursion dans une chatterie exotique

Démystifier l’élevage des chats sauvages avec un professionnel.

Par
Jean Bourbeau
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J’me sens un peu comme le chat sauvage
Et j’ai les ailes du cœur volage
J’veux pas qu’on m’apprivoise

L’insondable Marjo s’époumone dans ma voiture alors que je m’arrête devant une maison de ferme sur la route principale de Baie-du-Febvre, au Centre-du-Québec. Je vérifie l’adresse, oui, c’est bien ici.

Joël m’ouvre et j’entre dans une grande pièce presque vide, si ce n’est que quelques meubles et des monticules destinés aux félins. Sur le divan repose une espèce de petit cougar aux oreilles pointues. « C’est un caracal. Elle est très gentille. N’aie pas peur », avise mon hôte en voyant mes pas ralentir.

Bienvenue dans une chatterie exotique.

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Après avoir dirigé une entreprise de construction pendant plus de quinze ans à Montréal, Joël Rioux fait la connaissance de la race de chat savannah. « Je suis devenu complètement fou, admet-il d’emblée. Je me suis dirigé vers l’élevage en fondant Montréal Savannah et je suis beaucoup plus heureux aujourd’hui à travailler avec les félins qu’avec une drille. »

Pour les non-initié.e.s, dont je fais partie, le savannah est un croisement entre un serval africain et un chat domestique. Le serval est un grand félin sauvage à la silhouette élancée et à la fourrure similaire à celle du guépard. Il peut courir jusqu’à 80 km/h et les pharaons le vénéraient. Un chat plutôt cool.

Le premier hybride a vu le jour aux États-Unis, en 1986. Une femelle appelée « Savannah ». Depuis, les communautés d’aficionados n’ont fait que croître un peu partout sur la planète.

Pour démystifier l’engouement, un peu d’algèbre est nécessaire.

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À des fins d’identification génétique, tous les savannah ont un F et un chiffre qui indiquent le nombre de générations les séparant de leur ancêtre africain.

Un savannah est dit de la génération F1 si son père est un serval et sa mère, une savannah ou une chatte domestique. Un F2 possède un grand-père serval, un F3, un arrière-grand-parent serval, et ainsi de suite. Plus le chiffre associé au F est haut, plus l’hybride est éloigné du serval, donc plus les caractéristiques s’y associant se sont dissipées.

Le travail d’un éleveur de savannah, comme Joël, est de jongler entre les descendances pour proposer un éventail de chats aux souches génétiques différentes et de les préparer à la captivité à domicile. Il est, dans le jargon, un breeder.

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Sa clientèle recherche des critères variés, comme des pelages aux taches bien définies ou des couleurs alternatives. Il existe des savannah blancs, bleus, noirs. « J’essaie de combler tous les désirs. Je viens d’ailleurs de produire mes premiers savannah snow. C’est un petit exploit », dit le natif du Saguenay rempli de fierté.

D’autres éleveurs et éleveuses, confie Joël, vont se concentrer sur le look serval : envergure de l’animal, pelage doré, taches noires et qualité de la ligne blanche sur l’oreille, appelée l’ocelle. Les prix oscillent entre 1 500 et 20 000 dollars selon la rareté des spécificités.

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Si l’apparence d’un fauve authentique est désirable, un défi important réside dans son adaptabilité sociale. Car inversement à sa pureté, plus on descend dans l’arbre généalogique dudit minet, plus son potentiel de domestication est grand. Le savannah demeure toutefois un chat de caractère. Il préfère jouer plutôt que dormir. « Ce n’est pas le stéréotype du chat qui reste sur le bord de la fenêtre », mentionne l’éleveur de profession.

« F1, F2, ce sont pratiquement des chats sauvages », lance Joël, qui recommande à sa clientèle de débuter avec une basse génération. « On parle de F5, F6 et encore là, “il est où, le bouton off?” est une question que j’ai entendue à plusieurs reprises. »

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Des propriétaires plus expérimenté.e.s peuvent viser une plus haute génération justement pour l’expérience du côté sauvage, mais il est impératif d’offrir un environnement adéquat comme un enclos extérieur afin que le félin puisse dépenser son énergie.

Montréal Savannah prend actuellement soin de 25 savannah, deux servals africains et deux caracals, le petit couguar du divan, un félin également originaire d’Afrique. Pendant l’entrevue, la femelle au tempérament doux se laisse gentiment flatter.

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Joël a acheté la maison il y a un an. « Je suis parti de zéro. La place était dans un sale état. J’ai tout fait seul et rapidement, parce qu’avoir un serval africain nécessite un permis et il faut démonter que tout est conforme au ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs du Québec. »

Joël loge à l’étage alors que la partie intérieure des chats occupe le rez-de-chaussée. Les bras meurtris par sa pratique, il révèle que c’est un défi quotidien de s’occuper de toute sa gang. L’entretien des installations, la nourriture, sans oublier qu’ils doivent être sociabilisés. Un travail important est réalisé en amont afin que les futur.e.s propriétaires ne soient pas confronté.e.s à de la méfiance de la part de l’animal.

Des connaissances acquises à travers les rencontres de la communauté, d’ici et d’ailleurs. Un chemin où Joël a connu des erreurs et des fugues. « J’ai pleuré comme une madeleine quand j’ai perdu des chatons. Mais j’ai eu des mentors, des formations, on m’a guidé, répondu à mes appels même au milieu de la nuit. J’étais le troisième au Québec à avoir un serval africain. C’est un apprentissage continuel. »

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On enfile des bottes et visite ses installations arrières, où il a construit un vaste enclos et des dortoirs chauffés accueillant les adultes. Je rencontre son serval vedette nommé Vito, des savannah F1 à F5 et le caracal mâle qui chante comme un oiseau. J’ai même droit à un tour du poulailler mis en place pour nourrir l’appétit carnivore des locataires.

Si pour certain.e.s, l’élevage de félins sauvages soulèvent des enjeux éthiques, la chatterie visitée met de l’avant un programme d’accompagnement tout au long du processus d’adoption pour une passation saine et sécuritaire, les infrastructures sont propres et édifiées en fonction des besoins spécifiques des espèces et la sociabilisation est menée de manière rigoureuse.

Je suis certes un néophyte en la matière, loin d’être un expert, mais j’ai été témoin du travail d’un éleveur passionné par son métier et soucieux du confort physique et psychologique de ses chats.

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Joël précise que pendant la pandémie, s’il avait eu dix fois plus de chats à vendre, il en aurait vendu dix fois plus. « La demande était là avec une douzaine d’appels chaque jour, mais j’ai refusé plusieurs ventes. D’une part, je manquais de chat, mais en fait, les gens n’étaient tout simplement pas assez informés. »

Il m’explique qu’il y a beaucoup à prendre en compte avant l’achat d’une telle bête. « Vas-tu être capable de combler ses besoins ? Il faut que tu saches dans quoi tu t’embarques. Ce n’est pas n’importe qui qui est prêt à donner un poussin à son chat. Il doit y avoir 90 annonces sur Kijiji de savannah à vendre et trois, quatre servals africains en pleine nature. Je vais toujours tenter de conscientiser un acheteur potentiel pour enrayer les risques d’abandon. »

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Joël me raconte l’histoire d’une F2 qu’il a récupérée d’une chatterie plus ou moins éthique. « La pauvre n’avait jamais vu la lumière du jour. Je l’ai rentrée dans ma propre chambre et ça a pris un mois avant de réussir à la toucher. Je me suis fait mordre, griffer. Mais j’ai persévéré, jusqu’à ce qu’elle me laisse même un jour l’accoucher, prendre ses chatons, les éduquer. C’était extraordinaire comme feeling. »

Il existe également une part de jugement provenant de certain.e.s vétérinaires, réticent.e.s envers l’hybridation ou la domestication des hautes générations. « Il y a encore beaucoup de préjugés à faire tomber », lance Joël, qui voit l’opportunité d’éduquer sur un élevage éthique.

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Détenteur des permis nécessaires, Montréal Savannah travaille actuellement au montage d’un refuge félin orchestré sous la forme d’un petit zoo où des visites pédagogiques seront proposées. J’ai d’ailleurs rencontré un jeune lynx du Canada, délaissé par sa mère dans un autre établissement. La propriétaire de ce dernier lui a donné la responsabilité de prendre soin du félin boréal.

Dans le futur, Joël veut partager ses connaissances avec un public et accroître la diversité de sa chatterie : un ocelot, un guépard et qui sait ? « Peut-être une petite panthère », rêve-t-il.

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Avant de quitter, Joël me partage à quel point il trouve son travail gratifiant, surtout lorsque des client.e.s lui envoient des photos ou des vidéos d’un de ses anciens chats en milieu familial. « Voir les enfants heureux avec le félin que j’ai vu grandir, y’a vraiment rien de mieux. »

Un caracal dans les bras, il réussit tant bien que mal à me serrer la main. Ce qui brille dans ses yeux, je le devine comme de l’amour pour ses gros chats, pas si sauvages que ça.