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Il y 33 ans, le premier féminicide de masse avait eu lieu

Quel est l'impact d'un évènement aussi tragique sur la famille d'une des victimes ?

Par
Jasmine Legendre
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Cet article est dédié à la mémoire des 14 victimes du féminicide du 6 décembre 1989. Il a été publié sur URBANIA.ca en 2019.

Ce mardi, cela fait 33 ans que Annie Turcotte a péri sous les balles de Marc Lépine qui, sous des prétextes antiféministes, a abattu 14 femmes le 6 décembre 1989 à l’école Polytechnique de Montréal.

Trois décennies plus tard, c’est la nièce d’Annie, Zoé Turcotte, qui se tient dans l’entrée de chez URBANIA. Est-ce qu’on vit différemment lorsque notre famille a vécu une telle tragédie? C’est la question qui me brûlait les lèvres, surtout après avoir vu passer au fil des années plusieurs publications qu’elle partage sur ses réseaux au sujet de sa tante. «Ils ont perdu leur fille, leur petite sœur, leur amie. Il a enlevé la vie à 14 femmes, 14 génies. Elle était Génie et pour ça, on lui a enlevé la vie. Annie Turcotte, 6 décembre 1989», peut-on lire sur sa page Facebook.

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Puisque c’est une cicatrice qui marque sa vie familiale depuis plus longtemps que sa naissance (elle est née en 1995), Zoé avoue avoir dû s’interroger sur l’impact de la mort de sa tante sur son éducation au sein d’une famille de trois filles. «Quand j’ai reçu ton message, c’était à un drôle de timing. Je venais de lire l’article sur Yvon Bouchard, un professeur de Polytechnique qui a vécu le drame. Je pleurais dans un café», raconte-t-elle.

«JE M’IMAGINAIS QU’ON AURAIT FAIT DES JOURNÉES DE FILLES AVEC ELLE ET MES SOEURS», SE SOUVIENT-ELLE. DEPUIS TOUJOURS, LEUR PÈRE RAPPELLE À SES TROIS FILLES QUE LES SOEURS, C’EST PLUS IMPORTANT QUE TOUT.»

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Le souvenir de sa tante a évidemment toujours été très vivant, depuis son très jeune âge. «J’ai appelé mon père pour lui parler de l’idée de l’article et il m’a raconté que j’avais toujours été très sensible et empathique concernant la mort de ma tante. Quand j’avais 3-4 ans, j’étais entrée dans la salle de bain et mon père pleurait. Je lui ai demandé si c’était parce qu’il s’ennuyait de sa soeur.»

Même si elle n’a pas connu sa tante de son vivant, Zoé a décidé d’honorer sa mémoire à sa façon. « Tôt dans nos vies, mes deux soeurs et moi avons été conscientes de l’inégalité entre les hommes et les femmes. »

Enfant, elle posait beaucoup de questions pour comprendre le fil des évènements. Elle a ainsi su que c’est son père et son oncle qui ont dû identifier le corps de leur soeur, leurs parents habitant trop loin de Montréal.

Mais c’est réellement lorsqu’elle a eu 20 ans, âge auquel sa tante est décédée, qu’elle a compris l’ampleur du drame. « Je m’imaginais qu’on aurait fait des journées de filles avec elle et mes soeurs», se souvient-elle. Depuis toujours, leur père rappelle à ses trois filles que les soeurs, c’est plus important que tout. »

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UN SANCTUAIRE INTERGÉNÉRATIONNEL

Le souvenir visuel que Zoé conserve de sa tante prend la forme de photos affichées dans la maison de ses grands-parents. Les mêmes, ou presque, que l’on peut voir dans les centaines d’articles qui ont été écrits au sujet des victimes.

Il y a trois mois, avant que sa grand-mère ne déménage, « la chambre d’Annie » était toujours présente dans la maison familiale. Quand les enfants allaient dormir chez leurs grands-parents, ils dormaient là. « C’est pas morbide. Ils ne gardaient pas ses vêtements, mais juste ses meubles et son couvre-lit. Ça n’a jamais été tabou dans la famille », me dit-elle en précisant qu’ils n’en parlent pas à tous les soupers de famille et que bien que son père et sa grand-mère pensent à Annie tous les jours, c’est surtout au début de décembre que la conversation revient sur la table. Pour ne pas oublier.

«La chambre d’Annie» est maintenant aménagée dans la maison de la soeur de Zoé. « Ma grand-mère a toujours voulu donner les meubles à un membre de la famille ». Cet été, Zoé a eu un gros accident de vélo en Gaspésie. « Les médecins ont appelé mes parents pour les informer de la situation et j’étais tellement instable qu’ils ne pouvaient pas dire de façon précise ce qui allait se passer. Je n’avais pas encore bougé et j’avais des lésions au cerveau », me raconte-t-elle en reprenant les dires de ses parents, puisqu’elle n’a aucun souvenir. Évidemment, cette situation a replongé la famille Turcotte dans la peur de perdre une fille, comme c’était arrivé 30 ans plus tôt.

IL Y A TROIS MOIS, AVANT QUE SA GRAND-MÈRE NE DÉMÉNAGE, « LA CHAMBRE D’ANNIE » ÉTAIT TOUJOURS PRÉSENTE DANS LA MAISON FAMILIALE. QUAND LES ENFANTS ALLAIENT DORMIR CHEZ LEURS GRANDS-PARENTS, ILS DORMAIENT LÀ. « C’EST PAS MORBIDE. ILS NE GARDAIENT PAS SES VÊTEMENTS, MAIS JUSTE SES MEUBLES ET SON COUVRE-LIT. ÇA N’A JAMAIS ÉTÉ TABOU DANS LA FAMILLE. »

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Si son père avait toujours été «protecteur» sans l’être trop, cette situation l’a poussé à challenger sa fille pendant sa réhabilitation. Il n’a jamais voulu que Zoé se décourage dans cette épreuve en lui rappelant continuellement «qu’elle était chanceuse d’être en vie». « Maintenant, quand je repense à l’accident, ce qui me fait le plus de peine, c’est la peur que ma famille et mes amis ont dû ressentir à l’idée de me perdre et plus particulièrement, mon père et ma grand-mère de perdre, encore une fois, leur fille. » Pendant sa convalescence, Zoé a passé quelques jours chez sa soeur et puisque «la chambre d’Annie» venait d’y être aménagée, elle a pu y dormir quelques nuits. «J’étais contente de choisir cette chambre-là.»

Quelques mois plus tard, Zoé me semble en pleine forme, malgré un petit rhume typique du mois de décembre. Dans les prochains jours, elle participera à presque toutes les célébrations de commémoration, pour soutenir son père et sa grand-mère, mais aussi parce qu’elle sent de plus en plus les liens qui l’unissent à sa tante.

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Il a quelques jours, elle a appris que comme elle, sa tante s’intéressait à l’environnement, au recyclage, alors que le sujet n’était pas encore à l’ordre du jour dans les années 80. Zoé elle, termine actuellement sa maîtrise en environnement et développement durable, à l’Université de Montréal.

Pense-t-elle transmettre l’héritage de sa tante chez ses propres enfants? « C’est sûr que la mémoire sera moins fraîche quand mon père sera décédé… Ça fait mal de penser ça. Mais c’est sûr que je veux leur partager son histoire. »

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À la mémoire de :

Geneviève Bergeron (née en 1968, 21 ans), étudiante en génie civil.
Hélène Colgan (née en 1966, 23 ans), étudiante en génie mécanique.
Nathalie Croteau (née en 1966, 23 ans), étudiante en génie mécanique.
Barbara Daigneault (née en 1967, 22 ans), étudiante en génie mécanique.
Anne-Marie Edward (née en 1968, 21 ans), étudiante en génie chimique.
Maud Haviernick (née en 1960, 29 ans), étudiante en génie des matériaux.
Barbara Klucznik-Widajewicz (née en 1958, 31 ans), étudiante infirmière.
Maryse Laganière (née en 1964, 25 ans), employée au département des finances.
Maryse Leclair (née en 1966, 23 ans), étudiante en génie des matériaux.
Anne-Marie Lemay (née en 1967, 22 ans), étudiante en génie mécanique.
Sonia Pelletier (née en 1961, 28 ans), étudiante en génie mécanique.
Michèle Richard (née en 1968, 21 ans), étudiante en génie des matériaux.
Annie St-Arneault (née en 1966, 23 ans), étudiante en génie mécanique.
Annie Turcotte (née en 1969, 20 ans), étudiante en génie des matériaux.

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