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« Le goût, c’est le dégoût du goût des autres », écrivait Bourdieu. Les Kevin de ce monde en savent quelque chose. Entre 1988 et 1996, plus de 90 000 jeunes français se sont faits appeler Kevin. Mais c’est en 1991 que la grosse cuvée a eu lieu : cette année-là, 4% des nouveaux-nés s’appelaient Kevin en France. De nos jours, à CV égal, un Kevin a 30% de moins de chance d’obtenir un emploi qu’une personne qui porte un autre prénom, selon une étude française. C’est en regardant le documentaire Kevin, produit par URBANIA et présenté par Pierre-Yves Lord, que j’ai appris tout ça. Entre plusieurs données statistiques et anecdotes savoureuses, le film donne aussi la parole à des vrais Kevin et même à leurs mères. Le résultat est fascinant et édifiant.
J’avoue que jamais je n’aurais pensé qu’un film serait un jour dédié à ce prénom. Naïve ou déconnectée, je n’avais pas tellement prêté attention au calvaire et au mépris que subissent souvent les Kevin. Il faut dire que je m’appelle Daisy : j’ai rencontré plus de chiens qui s’appellent comme moi que d’humains. On m’a aussi demandé 2 ou 3 fois si mon mari c’était Donald : après quelques règlements de compte à coups de pelle dans le bac à sable, j’ai fait la paix avec mon prénom de canard. (Je me suis un peu vengée en appelant mes chiens Claude et Brigitte.)
Bref, tout ça pour dire que j’ai dû connaître la même fébrilité que certains Kevin lorsqu’on leur demande leur prénom-fardeau pour la première fois. Je vous feele.
En fouillant dans ma mémoire, je n’ai que de vagues souvenirs d’éventuels Kevin dans mon entourage. Quand j’étais petite, mes voisins (des jumeaux) s’appelaient Kevin et Romain. C’étaient les terreurs du quartier, connus comme des loups blancs dans le lotissement (quand t’as 7 ans, c’est grand un lotissement). Je n’aimais pas trop jouer avec eux, je les trouvais juste too much. Mais rien de bien méchant.
J’en ai connu un autre à l’école maternelle qui avait du mal à assimiler les principes de propreté, il sentait donc la couche sale à longueur de journée (sauf qu’il n’avait plus de couche). Bref, ce n’est donc pas tant sur son prénom que j’avais fait une fixette à l’époque.
Et puis, il y a eu les aventures du petit Kevin McCallister dans Maman, j’ai raté l’avion, sans parler des Petites annonces d’Elie Semoun avec le personnage très con de… Kevin. Ai-je besoin de rappeler l’existence de l’illustre Kevina ?
Plus tard, à la télé, je ne pouvais pas saquer Kevin, le petit ami de Britanny, dans la série culte Daria. L’incarnation du beauf sportif, le vrai kéké qu’on croise parfois au détour d’un stade de foot. Le stéréotype. Et c’est ça le problème des Kevin : tous les préjugés qui précèdent leurs naissances.
« Il y a peut-être quelque chose d’amusant là-dedans mais un préjugé demeure un préjugé. »
« Le Kevin français, c’est le Kevin qui porte des chemises à flammes, qui va faire des pets en public, qui va roter, qui sort en boîte et qui met trop de parfum. C’est celui dont on aime bien se moquer mais qui s’assume. Bref, le Kevin n’a pas bonne réputation. Et on ne peut rien y faire… C’est le plus frustrant », racontent deux Kevin dans le documentaire éponyme d’URBANIA que j’ai dévoré d’une traite.
Comme me le rappelle Pierre-Yves Lord par téléphone : « Ce ne sont peut-être que des prénoms mais derrière chaque Kevin, il y a un humain. À l’adolescence, un préjugé et de la stigmatisation, ça peut être difficile à porter. »
Alors quand URBANIA lui a proposé d’embarquer dans le projet, l’animateur vedette québécois n’a pas hésité une seule seconde. « Comme beaucoup de monde, j’ai eu un ami qui s’appelait Kevin et j’ai été témoin de tous les préjugés auxquels il était exposé. Il y a peut-être quelque chose d’amusant là-dedans mais un préjugé demeure un préjugé, et moi je n’aime pas les préjugés. Si on travaille à les déconstruire et à les faire éclater au grand jour, c’est une façon de faire évoluer les mentalités. Alors pour moi, ce documentaire c’est juste une grosse dose d’amour et ma façon de leur donner mon soutien. »
En faisant ce documentaire et grâce au focus groupe qui a été organisé pour le film, Pierre-Yves s’est rendu compte de la réalité et de la violence des préjugés envers les Kevin. « Et si on agissait de la même façon en fonction de la couleur de peau, du pays d’origine, de l’accent d’une personne, etc ? C’est la même chose, en fait : un préjugé demeure un préjugé. On a tous des biais, au-delà du préjugé envers le prénom, il y a aussi le regard que l’élite porte à l’égard des régions et du reste. En faisant ce genre de recherches, on se rend compte du mépris et de la condescendance qui peuvent exister à l’égard des classes dites populaires. »
Baptiste Coulmont, sociologue et auteur de Sociologie des prénoms, confiait d’ailleurs à Slate que « dès les années 1960, ce sont les classes populaires qui vont donner des prénoms anglo-saxons et pas les classes dominantes. Cette autonomie des prénoms et cette indépendance culturelle va déranger ces classes dominantes et ne leur plaît pas. On ne se moque pas quand les classes populaires réutilisent des vieux prénoms bourgeois, mais on va critiquer les prénoms qu’ils sont les seuls à donner ». Au niveau européen, confirme-t-il, Kevin a généralement été choisi par des classes populaires.
Est-ce qu’on va finir par laisser les Kevin tranquilles, un jour ? Au bout du fil, Pierre-Yves hésite. « Je pense qu’il y a des vagues et que les Kevin ne sont pas plus mal lotis que les Steve ou les Jason. Mais parfois les astres sont alignés et quelques événements socio-numériques (« Bonne fête, Kevin ! ») suffisent à faire le buzz. Il n’y a qu’à regarder le phénomène des Karen aux États-Unis… Ça devient un prénom qui englobe beaucoup plus qu’un prénom. »
Pierre-Yves rappelle que ça fait du bien parfois d’être remis un peu à sa place et de confronter ses préjugés, c’est d’ailleurs l’objectif principal de ce documentaire. « Si je dis Gilles, Gino, Huguette ou Sébastien, on a tous des images qui nous viennent en tête. On dirait que les prénoms englobent certaines catégories de personnes et c’est bien d’en avoir conscience pour combattre certains biais », lance l’animateur qui n’a jamais eu de problème avec son prénom. « J’ai toujours trouvé que ça me rendait unique. Quand j’étais jeune, ça m’aurait plu de m’appeler Mathieu, Sébastien ou Jean-François. Mais aujourd’hui je suis très fier de m’appeler Pierre-Yves, surtout que je sais qu’on est très peu à s’appeler comme ça ! »
*Kevin, diffusé sur Crave au Québec depuis le 11 décembre. En France, on ne sait pas quand encore…