Emblème des barbecues et des stades de foot, la bière a longtemps été cantonnée à des milieux qui respirent une virilité parfum sueur, testostérone et Scorpio. À croire que l’essence masculine fermente dans le houblon. Dans son livre Maltriarcat – quand les femmes ont soif de bière et d’égalité, publié aux éditions Nouriturfu, la journaliste Anaïs Lecoq se remémore les comportements sexistes auxquels elle a été confrontée, une bière à la main. « C’est ce caviste, dans une boutique spécialisée, qui s’adresse à mon conjoint en m’ignorant royalement. C’est ce serveur qui, quand je commande ma bière préférée, me demande trois fois avant de daigner me servir, si je suis sûre que je vais aimer parce que, quand même, c’est fort/pas sucré/acide ou les trois à la fois. Ce sont ces types qui m’expliquent la bière que je suis en train de boire tout en laissant mes amis déguster leur pinte en toute tranquillité. Ou ces petits mecs qui clament haut et fort que, eux, ils ne boivent certainement pas de “bières de gonzesses” ». Mais avant que la bière ne déborde de nos pintes et écocups, qu’en disent les brasseuses qui distillent leur amour du houblon et évoluent quotidiennement entre les fûts et la tireuse ?
« Une place à prendre »
C’est sur un salon du vin, quelques années en arrière, que Delphine Roulier, oenologue et maître de chai depuis 12 ans, décide d’opérer un tournant dans sa carrière. « Je me suis pris une pression, et un homme qui devait avoir entre 50 et 60 ans m’a regardé et m’a dit : “C’est vulgaire, une fille avec un verre de bière à la main”. J’ai réalisé qu’il y avait un gros problème d’image dans la bière, et qu’il y avait une place à prendre ». Motivée par la passion de l’artisanat et l’envie de déviriliser le houblon pour que chacun·e se sente à l’aise avec sa pinte, Delphine se détourne du vin pour lancer la brasserie 5 BIS, où tout reste à faire.
Dans un milieu brassicole majoritairement masculin, blanc et hétéro, les femmes retiennent l’attention. On les attend d’autant moins dans le houblon que le métier est physique : entre les fûts et les matières premières, un lumbago est vite arrivé. Sophie Peuckert, graphiste reconvertie dans la bière, a réalisé plusieurs aménagements pour s’accommoder d’un matériel qui n’a pas été pensé pour un gabarit féminin. « J’ai demandé une estrade plus haute pour voir au-dessus de mes cuves et ne pas me casser le dos à porter mes ingrédients, je divise les sacs de 25 kilos de malt en petits seaux, je me sers d’un skate pour déplacer des fûts… » Avec son marchepied et son chariot système D, la gérante de la brasserie Blüeme s’est taillé une place sur mesure dans sa brasserie, pour ne faire une croix ni sur sa passion, ni sur son dos.
33 cl de virilité
Mais il n’y a pas que les équipements qui rappellent aux femmes qu’elles ne sont pas attendues dans le milieu. Si les brasseuses interrogées pour cet article parlent toutes de collègues masculins accueillants et bienveillants, c’est plutôt du côté du public que le sexisme se fait ressentir. Lors d’événements où la tireuse remplit continuellement des verres vides, Sophie Peuckert connaît la rengaine. « Il y a le classique : “Vous êtes une femme à marier, votre mari aurait des bières à volonté !”, ou encore ceux qui sont surpris que je ne ressemble pas à une “camionneuse” car ils ne s’imaginent pas que l’on puisse faire de la bière et être féminine », raconte-t-elle. Même chose pour Lucie Monthioux, qui a arrêté de planter des légumes sur les toits de Paris pour créer La Bout’, une microbrasserie. Lorsqu’elle n’est pas seule derrière le stand, le public confond souvent les rôles : « Quand mon mari me donne un coup de main, les gens ont tendance à penser que c’est lui qui brasse, et c’est lui qu’ils interrogent ».
« J’ai beaucoup de retours d’hommes et de femmes qui me disent que je fais une bière féminine, ce qui a le don de m’énerver. »
Passée la surprise d’une productrice féminine, c’est souvent le produit qui se retrouve dans le viseur des préjugés. Les publicitaires ayant segmenté le marché alimentaire selon le genre des consommateur·se·s (viande rouge, pizza et bière pour les hommes et yaourt, poisson et rosé pamplemousse pour les femmes), certaines bières ont été pensées spécialement pour conquérir un public féminin. La bière virile se devant d’être forte et amère, la bière “de fille” est quant à elle légère, sucrée et fruitée, puisqu’il est bien connu que les femmes se soucient de leur poids et ne recherchent pas l’ébriété. « J’ai beaucoup de retours d’hommes et de femmes qui me disent que je fais une bière féminine, ce qui a le don de m’énerver. Ce n’est pas parce que je prête attention à faire une bière élégante et délicate qu’elle est féminine », s’agace Delphine Roulier. Car pour certain·e·s, une femme qui fait de la bière produirait forcément une bière “de fille”, selon les goûts alimentaires que le marketing nous a attribués.
Déconstruire l’image du houblon
La distinction genrée entre les produits brassicoles, comme entre celles et ceux qui les produisent, a tendance à agacer la brasseuse. En visite ou sur des événements, Delphine est régulièrement interrogée sur sa place de femme dans le milieu. « Dès que je fais des visites, on me demande ce que c’est que d’être une femme dans la bière. Au-delà de l’étiquette homme-femme, je fais ma bière et je suis attachée à transmettre du plaisir et de l’émotion dans mes produits ». Il y a fort à parier que la brasseuse préférerait parler d’artisanat et de houblon plutôt que de sexisme et d’égalité. Mais la redondance du sujet continue de prouver que les femmes n’occupent pas toute la place qu’elles méritent au sein du milieu brassicole.
« Pour ne plus s’étonner de voir une meuf dans une salle de brassage, dans un bar en train de soulever des fûts, dans une cave en train de conseiller la clientèle, devant le comptoir avec une pinte de stout à la main, il faut en passer par là – il faut les montrer et les célébrer », affirme Anaïs Lecoq dans son livre. Leur donner la parole, relater les remarques sexistes entendues depuis la tireuse, l’image genrée des bières selon leur pourcentage d’alcool, les étiquettes qui font des analogies douteuses entre le corps féminin et une bière blonde, rousse ou brune, les gatekeepers qui s’occupent de fermer le boys club aux femmes sur la Toile… pour déconstruire le sexisme qui infuse dans le malt, et que les brasseuses ne soient plus une exception.