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Hogwarts Legacy : quand le boycott ne fonctionne plus
« J’ai eu au moins 100 précommandes et aujourd’hui, je n’avais aucun Hogwarts Legacy restant », me rapporte Trippy, vendeur principal du magasin de jeux-vidéo que je visite. Autour de lui, ses collègues hochent vigoureusement la tête. Il faut dire que depuis le 10 février, date de sortie du fameux jeu vidéo d’aventure placé dans l’univers Harry Potter, plus de 200 client.e.s ont défilé à leurs caisses, leurs petits propres fragments de Poudlard entre les mains.
« Il y a des clients qui venaient dans notre magasin pour nous dire qu’il n’y en avait presque plus dans les autres magasins. Nous, on était un des derniers à en avoir », poursuit Trippy, une certaine surprise dans la voix. « La dernière fois qu’on a eu une aussi grosse sortie de jeu comme ça, c’était pour Pokemon. »
Ramenées à l’échelle internationale, les ventes sont effectivement exponentielles. Sur Steam, par exemple, Hogwarts Legacy est actuellement le jeu le plus acheté au monde et le second jeu le plus joué. Du côté de Twitch, il est rapidement devenu le jeu solo le plus regardé de l’histoire. Au Royaume-Uni, il a écoulé à son lancement 80 % de copies physiques en plus qu’Elden Rings, pourtant grand succès de 2022, inaugurant ainsi le plus fort démarrage de tous les jeux Harry Potter.
Des chiffres pour le moins surprenants, surtout après les nombreux appels au boycott qui ont entouré la sortie du projet. À la source de ces exhortations à l’indifférence : les propos transphobes que J. K. Rowling, autrice de la saga Harry Potter, réitère sur la place publique depuis un peu plus de cinq ans, chaque fois à un degré plus élevé. Mots-clics, infographies explicatives et stratégies marketing dissuasives ont donc été déployés par les communautés trans et alliées pour informer le reste de la population des potentielles implications financières, sociales et morales derrière l’achat de ce jeu.
Malgré cela, Hogwarts Legacy continue de battre des records de vente, et ce après seulement une semaine d’existence. Pourquoi ce boycott peine-t-il donc autant à fonctionner ? Est-ce un moyen de protestation encore efficace ?
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Quitter sa bulle
« Là, je suis en route pour chercher Hogwarts Legacy au Leclerc près de chez mes parents, en pleine campagne, parce que je ne le trouve nulle part dans Paris », m’annonce Rose*, essoufflée par sa marche tout au bout du fil. Sur le trajet, elle me parle d’Harry Potter, un monde qui la berce depuis si longtemps qu’elle ne sait plus où l’univers finit et où sa propre personne commence. À l’hiver dernier, elle s’est acheté les versions illustrées de tous les tomes. Et là, ce jeu, c’est tout ce qu’elle attendait depuis des années.
« Dans la vie réelle, personne n’est au courant de tout cela. »
Lorsque je lui demande pourquoi, selon elle, le boycott du jeu vidéo n’a pas autant pris que prévu, elle me répond avec un léger rire. « Tu sais, quand je regarde autour de moi, personne n’a tenu, m’explique-t-elle simplement. J’ai deux collègues qui étaient super virulents et qui juraient ne rien vouloir savoir de ce jeu… mais qui ont été les premiers à m’en parler à sa sortie. » Dès lors, le boycott a lentement perdu de sa crédibilité aux yeux de Rose, déjà que peu de gens dans son entourage proche et éloigné n’en parlaient. « Dans la vie réelle, personne n’est au courant de tout cela. »
Un constat que Sasha*, non-binaire et divorcé.e du monde Harry Potter depuis 2020, s’est également fait.e. « Naturellement, dans les milieux LGBTQ+, le sujet s’est répandu rapidement. En dehors de ça, je pense que la plupart du public général qui a grandi avec le monde des sorciers, mais sans non plus s’impliquer et suivre les propos de Rowling, n’a pas été touché par la controverse […] et je peux comprendre aussi l’envie de replonger dans un monde qui a bercé l’enfance de beaucoup de personnes. »
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Lorsque je questionne Trippy sur les conversations qu’il entretient avec sa clientèle venue acheter Hogwarts Legacy, il me confirme la présence de ce facteur nostalgie. « Je n’en ai eu aucun qui m’a parlé du boycott. Ils viennent juste acheter le jeu et c’est tout », résume-t-il, juste avant d’ajouter : « Mais je vois les affaires sur internet… » Un mouvement d’épaule désinvolte termine sa phrase alors que dans mon esprit, une nouvelle piste de compréhension éclôt.
C’est bien vrai : tout le monde a vu passer titres et manchettes concernant J. K. Rowling. Mais combien d’informations consistantes à ce sujet nous sont finalement restées en mémoire ? Très peu. La faute à une qualification des faits un peu trop tiède et édulcorée, selon Sasha. « Dans les médias populaires, le peu que l’on a pu entendre de la controverse n’était pas vraiment opposé à [ses positions]. Les propos étaient souvent neutres ou du genre : “Rowling est accusée de transphobie”. Ça donne aussi l’impression que ce ne sont pas des accusations sérieuses et que c’est sans conséquences. »
La clé du boycott
Or, rien de tout ceci ne relève de l’inoffensif ou du mythe. Les indices nous étaient même donnés au compte-goutte depuis 2017.
Un like silencieux de J. K. Rowling sur un tweet qualifiant les femmes trans d’« hommes en robes », un nom de plume secret (Robert Galbraith) identique à l’inventeur de la thérapie de conversion, un tweet de promotion pour une boutique de merch dont l’un des slogans est : « Les femmes trans sont des hommes », une dénonciation publique d’un projet de loi écossais facilitant le changement d’état civil des personnes transgenres : arrive le moment où même le déni aveugle de fan dévoué.e ne fonctionne plus.
« Je me souviens lire ça dans mon lit, après mon opération et avec ce sentiment de profonde tristesse, mais aussi de trahison. »
« Je me souviens très bien : j’étais à l’hôpital, le jour de ma mammectomie [ablation des glandes mammaires], quand elle a sorti une lettre ouverte », se remémore Morgan, ancien potterhead trans. Dans cette très longue publication, J. K. Rowling affirme (entre autres choses) que certaines femmes trans sont des hommes en déguisements et représentent donc une menace pour les femmes cis, surtout dans les toilettes communes. Morgan, quant à lui, tombe complètement des nues. « Je me souviens lire ça dans mon lit, après mon opération et avec ce sentiment de profonde tristesse, mais aussi de trahison, décrit-il cet exact moment. Et depuis, Harry Potter pour moi, c’est terminé. »
Cette réalisation a fait l’effet d’une onde de choc au sein de la communauté, surtout auprès des fans LGBTQ+ qui avaient paradoxalement tiré des livres le courage de s’assumer pleinement. Désormais, l’architecte de leur bonheur littéraire de jeunesse est d’allégeances ouvertement TERFS (« Féministes radicales excluant les personnes trans »). Et lorsqu’un.e internaute lui demandera comment elle vit avec le fait d’avoir aliéné une si large partie de son lectorat original, l’écrivaine tweetera : « Je lis mon dernier chèque de redevance et découvre que la douleur s’en va plutôt rapidement. »
Dans cette réponse repose la clé de ce mouvement de boycott. Car quand bien même J. K. Rowling n’aurait-elle participé d’aucune manière au processus de création, comme en fait son argument de vente Warner Bros., l’écrivaine reste de facto la créatrice en chef du contexte magique dans lequel Hogwarts Legacy s’implante. Elle continuera donc à toucher un pourcentage sur le moindre produit dérivé Harry Potter, qu’elle ait été dans la pièce au moment de sa fabrication ou non. Et c’est en cela que l’acte conscient d’achat du jeu est perçu par la communauté trans comme un acquiescement symbolique avec l’auteure, mais aussi avec ses idées.
est-ce que toutes les personnes qui jouent Hogwarts Legacy sont pour autant transphobes ?
C’est aussi pourquoi la plupart des personnes souhaitant prendre leur distance du monde magique sans pour autant renier leur attachement émotionnel avec trouve souvent un compromis dans les créations gratuites de fans — fanart, fanfiction, cosplay. « J’aime l’univers », annonce d’entrée de jeu Nephi, un jeune homme trans justement passionné de cosplay. « Ça m’embête de donner de l’argent pour une personne pareille alors je me contente de ça. Je n’ai pas envie de faire une croix sur un monde pareil, je ne veux juste pas que [J. K. Rowling] en retire un bénéfice. »
Vient alors la question à un million de Gallions : est-ce que toutes les personnes qui jouent Hogwarts Legacy sont pour autant transphobes ? Lorsque je la pose à Morgan, il prend un temps de réflexion. « Il y a des tas de gens qui ne sont pas au courant de toute cette affaire, donc je ne vais pas automatiquement dire que c’est le cas, commence-t-il. Par contre, être au courant et quand même acheter le jeu pour y jouer, c’est tirer un gros fuck à toute la communauté. Et n’attends pas de toi qu’on t’appelle un allié; ce n’est plus la peine. »
La chasse aux sorcières
Depuis la sortie du jeu, tout est à feu et à sang sur les réseaux sociaux — car c’est finalement sur l’internet seul que ce débat a un vrai pouls. On peut donner à une personne extérieure le bénéfice du doute, mais à un.e internaute ? Peu de chance. Sa proximité avec les débats entourant J. K. Rowling est bien trop forte pour que son affinité pour Hogwarts Legacy soit relativisée ou pardonnée.
Et à partir de là, les débordements vont en crescendo, commençant par d’innocents spoilers du jeu postés sous les publications de ceux et celles qui y jouent pour évoluer graduellement vers le harcèlement et l’envoi de menaces de mort. Un site nommé « Ont-ils joué à CE jeu de sorcier ? » listera également le nom des streamers qui l’inaugurent sur Twitch.
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Pour Rose, c’est aussi cet emportement qui a desservi les appels au boycott. « Je peux comprendre que tu n’aies pas envie d’éduquer tout le monde sur le sujet, que tu en aies marre, mais personne n’en parle de manière calme, raisonnable et éducative. C’est toujours super enflammé et culpabilisant, donc pour une personne non concernée et en dehors de cette réalité, tu ne comprends vraiment rien alors que la cause mérite la plus grande des attentions », déplore la jeune femme.
Mais à cette menace virtuelle, de nombreuses personnes trans oppose le danger avéré de leur seule existence. Un danger qui dépasse Hogwarts Legacy et dont le récent meurtre de l’adolescente britannique Brianna Ghey est l’effrayante illustration. « Même si vous me montrez [une menace de mort contre un.e streamer], je suis sûr que je peux trouver une centaine de cas de menaces de mort contre des personnes trans rien que pour le simple fait qu’elles existent », peut-on lire sur un profil. « L’une des tactiques les plus importantes du sectarisme consiste à individualiser les méfaits des groupes dominants, tout en généralisant les méfaits des personnes marginalisées », complète un autre.
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quel est le bon combat?
Une dernière question persiste, même au beau milieu de ce champ de bataille : le boycott est-il encore un outil efficace ? Je pose cette question à Matthias* qui n’a jamais été grand fan d’Harry Potter, mais s’est beaucoup intéressé au bruit autour. « Boycotter un truc qui donne de la satisfaction, ça peut absolument jamais marcher. Et puis, depuis la Coupe du Monde 2023 [de foot], il n’y a aucun boycott en lequel je crois », tranche-t-il, citant au passage d’autres exemples de boycotts avortés — Nike et Uniqlo avec l’exploitation du peuple des Ouïgours ou alors H&M et sa campagne publicitaire raciste.
Il poursuit par un argument que j’ai assez souvent entendu dans mes réponses : « De toutes façons, une consommation purement éthique dans une société capitaliste n’est pas possible. Partant de cela, tu ne peux pas vraiment faire de frontières. » Car la spirale relativiste qui s’ensuit est effectivement infinie, peuplée de « comment peut-on militer pour l’environnement avec un iPhone entre les mains » et autres dilemmes moraux. Mais cela devrait-il nous déresponsabiliser complètement pour autant ? Le débat devient philosophique.
« LA TRANSPHOBIE N’EST PAS CONSIDÉRÉE PAR LE GRAND PUBLIC COMME UN SUJET TRÈS IMPORTANT. »
Sasha aura finalement le dernier mot, quittant la question de la pertinence d’un boycott pour se recentrer sur le véritable sujet : la transphobie en elle-même. Pour iel, tant que le sujet ne sera pas traité avec importance dans l’espace public et qu’une bonne représentation transgenre ne sera pas quotidiennement visible, aucun acte politique d’envergure ne pourra aboutir en faveur de la cause.
« L’homophobie commence tout juste à connaître des prises de position plus politiques par les gouvernements, souligne-t-iel. Donc si on considère que la transidentité est de base un sujet moins abordé et peu pris au sérieux, la transphobie n’est pas non plus considérée par le grand public comme un sujet très important. » Un appel à mieux faire collectivement, donc, que ce soit en temps de boycott comme en dehors. Et quelle macabre ironie que J. K. Rowling soit indirectement liée à cette prise de conscience.