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Grossesse : et si on arrêtait de passer les 3 premiers mois sous silence ?

Parce qu'il n'y a rien à cacher. Au contraire.

Par
Bettina Zourli
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En mai 2021 déjà, Judith Aquien publiait Trois mois sous silence et alertait sur plusieurs réalités : 10 à 15% des grossesses se terminent naturellement pendant le premier trimestre. Une période d’ailleurs difficile à vivre pour 85% des personnes enceintes.

Moi, je ne suis jamais tombée enceinte. Mais ça m’a toujours paru hallucinant qu’on demande aux personnes de se taire alors qu’elles sont en train de vivre un bouleversement hormonal et physique absolument exceptionnel.

Si le tabou commence à tomber, grâce à la libération de la parole des femmes et des mouvements comme #monpostpartum (qui permet de déculpabiliser et de renouer avec la sororité du partage d’expérience), nombreuses sont encore les femmes et personnes enceintes à garder sous silence cette information.

Bien sûr, l’objectif n’est pas de les sommer à annoncer leur grossesse dès la fameuse barre apparaissant sur le test de grossesse. Certain.es préféreront le garder pour soi quelques temps, le partager seulement avec le ou la partenaire quand il s’agit d’une grossesse en couple, ou bien en parler à une poignée de personnes choisies. Seulement, continuer à inciter les personnes à se taire sur ce sujet, c’est aussi continuer à leur dire que leurs douleurs, leurs difficultés, voire la tristesse subie lors d’un arrêt naturel avant les trois mois, ne compte pas vraiment, ou n’est pas SI grave.

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Changer de perspective

L’idée avec cet article, est la suivante : nous devons arrêter d’imposer le silence aux femmes (car les grossesses sont un sujet encore très féminin, je me permets donc d’accentuer mon propos sur les femmes) sous prétexte qu’une grossesse sur cinq, ou un peu moins selon les chiffres des diverses études, s’arrête naturellement.

C’est comme dire à ces femmes qui perdent leur foetus qu’elles n’ont pas à être triste, ou qu’elles doivent continuer à agir au quotidien, à travailler, comme si rien ne s’était passé. Et même quand la grossesse se déroule bien, pourquoi les personnes enceintes devraient continuer à être productives comme si elles ne l’étaient pas, quand on sait que 70% des personnes enceintes souffrent de nausées, en particulier pendant le premier trimestre ? La fatigue, des troubles digestifs, et bien d’autres, font également partie des désagréments courants au cours du premier trimestre. Pourquoi veut-on effacer les modifications physiques et hormonales que vivent les personnes enceintes le plus possible ?

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Oui, porter un fœtus dans son utérus, même pendant quelques semaines, ça compte. Alors je peux comprendre la tristesse de Clémence* (le prénom a été modifié) qui m’écrit que sa sœur, quand elle lui a annoncé bien plus tard, avoir perdu un fœtus, lui a répondu qu’elle n’avait du coup pas vraiment été enceinte…

L’enjeu est bien là : changer de perspective pour mettre fin à l’injonction au silence. Pas pour forcer toutes les personnes à annoncer la grossesse dès les premières semaines, mais pour permettre à celles et ceux qui le souhaitent, de le faire sans être jugés. Cela peut vraiment avoir du bon, comme en témoigne Solal (témoignages recueillis sur mon compte Instagram @jeneveuxpasdenfant) : « Une amie a annoncé sa première grossesse “trop tôt” et à deux mois et demi, elle a perdu le bébé. Elle a été contente que nous ayons été au courant de tout tout de suite, ça a été difficile pour elle. Elle nous a dit que si on avait rien su, elle aurait dû sortir une phrase comme “j’étais enceinte mais j’ai fait une fausse couche” et que ç’aurait été encore plus dur pour elle. »

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La personne ajoute qu’en tant qu’amie de cette personne, elle a été contente de l’apprendre le plus tôt possible pour la soutenir. Cela l’a fait se sentir plus proche et plus concernée.

La double peine des femmes du 21ème siècle

Il y a, à mon sens, plusieurs enjeux autour du silence encore imposé quant au premier trimestre de grossesse. D’une part, en 2023, l’injonction à la maternité persiste. Et avec elle, notre ancrage religieux millénaire qui a écrit, noir sur blanc dans ses textes : « Tu enfanteras dans la douleur » (c’est écrit dans la Genèse de la Bible tmtc).

Cette injonction à la maternité suppose aussi une culpabilisation des femmes dont la grossesse s’arrête naturellement. Vous l’avez d’ailleurs peut-être remarqué, mais je n’emploie, depuis le début de cet article, jamais le terme de “fausse couche”. Je trouve cette expression tout à fait erronée. Comme si la personne qui portait le fœtus avait fait quelque chose de mal. Ça a un potentiel très culpabilisant, alors que les personnes n’y sont absolument pour rien.

Mais cela renvoie indéniablement à l’assignation millénaire des femmes à la procréation. Le rôle des femmes a pendant longtemps été de faire des enfants, sous l’ordre du patriarche, mais aussi parfois même de l’Etat, en temps de crise. Rappelons-nous des lois pro-natalistes de Pétain après la Seconde guerre mondiale et son ordre de donner 12 millions de bébés à l’État pour repeupler la France (Oui, ce sont bien des baby boomers dont on parle).

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Ainsi, si grâce aux luttes féministes de ces dernières décennies, nous avons acquis le droit de travailler et de gagner notre propre argent, de vivre seules sans l’autorité d’un homme, nous n’avons pas perdu notre rôle sacré de mère de famille sacrificielle, telle la Vierge Marie. Au contraire, les injonctions continuent de s’accumuler : nous avons voulu travailler comme les hommes, très bien. Mais nous devons quand même continuer à assurer à la maison. En effet, si nos quotidiens ont drastiquement évolué en 60 ans, ceux des hommes, beaucoup moins. En attestent les temps quotidiens dédiés aux tâches domestiques, calculés tous les 10 ans par l’INSEE : les femmes en font moins au foyer par leur travail à l’extérieur, mais les hommes n’en font pas plus.

Enfin, une autre réflexion me vient à l’esprit : silencier les femmes participe aussi à cette culture millénaire de l’isolement des femmes entre elles, de la compétition féminine plutôt que de la sororité. Emeline m’explique par message vocal qu’elle a beaucoup apprécié le partage que lui a conféré le fait d’annoncer à des ami.es proches, et à d’autres personnes que son partenaire (elle est en couple hétérosexuel), sa grossesse dès les premières semaines. Elle a ainsi noué d’autres relations et partagé autrement avec des connaissances et amies ayant déjà eu des enfants et ça a été comme une soupape sécurisante pour elle.

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Cela n’a rien d’étonnant : au cours de l’histoire, on a diabolisé le temps de l’entre-soi féminin. On a trouvé le mot “potins” pour parler de discussions exclusivement féminines au Moyen-Age, et pour décrédibiliser la parole des femmes, comme l’explique Silvia Federici dans Une guerre mondiale contre les femmes. Se réappropier la parole, c’est aussi une action féministe.

Et si on évoluait ?

Au Québec, une personne subissant un arrêt naturel de grossesse a le droit de s’absenter trois semaines (toutefois, sans salaire). En Belgique, la question arrive dans le débat public, avec une proposition de loi faite par Vanessa Matz en novembre 2022.

Et en France alors ? Une entreprise a pris la question à bras le corps. Il s’agit de Syntec, qui a indiqué bientôt mettre en place un congé dédié aux arrêts naturels de grossesse (qu’ils appellent “congé fausse couche”) pour ses 952 000 salarié.es.

La personne concernée pourra bénéficier de deux jours de congés pour tout arrêt naturel avant les 22 semaines de grossesse, tout comme le ou la partenaire de la personne.

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Bien sûr, on peut arguer – comme je l’ai beaucoup lu sur les réseaux sociaux – que ce n’est pas suffisant, qu’on ne fait pas le deuil en deux jours. Je rappelle un élément : en France, la loi prévoit seulement 3 jours de congés pour le décès de son époux ou son épouse, et la même durée est prévue pour le décès d’un parent. Personnellement, qu’une entreprise ouvre la voie avec deux jours me semble déjà une avancée majeure, qui va certainement permettre un ancrage législatif dans les prochains mois ou années.

D’ailleurs, mettre fin à cette silenciation du premier trimestre permet aussi aux personnes concernées de négocier de nouveaux horaires de travail ou bien des aménagements si le début de grossesse est difficile ou si arrêt naturel il y a.

« Nous l’avions annoncé tout de suite autour de nous. Fausse couche à deux mois et demi. Au moins on a eu le soutien de nos proches et un arrêt de travail sans avoir à trouver une excuse bidon. Et dans un moment tel que celui-là, savoir qu’on est entouré ça aide beaucoup », me confirme une abonnée par message privé.

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