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Grandir au coeur des violences conjugales
En France, 143 000 enfants vivent dans des foyers où les femmes sont victimes de violences conjugales. Conséquences : certains connaissent des troubles au niveau de leur développement qui peuvent affecter leurs relations avec les autres.
Un divorce, un idéal fracassé et une prise de conscience. Cette règle de trois, Virginie Dhion l’a composée. A l’époque, la quadragénaire mise tout sur un foyer sans accroc digne des publicités des années 2000 – modèle qu’elle projette sur ses enfants et son premier mari. « J’avais construit toute ma famille parfaite autour de lui. Sur le plan émotionnel, j’étais complètement dépendante », se rend-elle compte dans un long entretien téléphonique. En 2015, elle divorce de son conjoint. La rupture est douloureuse. En couple avec un autre homme depuis quatre ans, Virginie se décrit comme une partenaire « qui donne tout » et qui « attend un peu tout en retour ». L’une des explications se niche dans son passé : elle a besoin de « compenser » le manque de sa mère et sa grande sœur tuées par son père en 1993.
« Vu de l’extérieur, notre foyer ressemblait pourtant à la petite maison dans la prairie », balaye-t-elle avant de dérouler son récit. Derrière la façade, l’image lisse associée à la série américaine se craquelle. « Mon père exerçait sur ma mère des violences psychologiques et financières », se souvient Virginie tout en assurant n’avoir jamais été témoin de violences physiques. Nous sommes au début des années 90 et le tableau de famille s’illustre ainsi : son père travaille et sa mère est femme au foyer. « Il la rabaissait sans arrêt », souffle la femme de 44 ans. Elle a treize ans quand ses parents se quittent. L’escalade de violence débute à ce moment-là. « Il y a une colère larvée qui est montée en lui », décrit-elle. Son père est interné après avoir menacé sa mère de mort. L’histoire aurait pu s’arrêter là, mais il sort de l’établissement psychiatrique au bout de trois semaines. Quinze mois plus tard et malgré les alertes répétées, il passera à l’acte.
En 2020, 102 femmes ont été tuées sous les coups de leur conjoint ou ex-conjoint selon les chiffres du ministre de l’Intérieur. « Les meurtres, commis sous les yeux des enfants s’apparentent à des scènes de guerre »
En France, 143 000 enfants vivent dans des foyers où les femmes sont victimes de violences conjugales selon les chiffres officiels. Et cela peut aller jusqu’au féminicide. En 2020, 102 femmes ont été tuées sous les coups de leur conjoint ou ex-conjoint selon les chiffres du ministre de l’Intérieur. « Les meurtres, commis sous les yeux des enfants s’apparentent à des scènes de guerre », analyse Isabelle Seva-Boismoreau, qui travaille depuis presque 25 ans à l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE). En mars 2019, sa cousine Stéphanie est tuée par son conjoint dont elle voulait se séparer. La même année, l’éducatrice spécialisée participe à la création de l’Union Nationale des Familles de Féminicide (UNFF)* qui accompagne l’entourage des victimes. A l’instar d’Antoine Mouillière, 22 ans. « Mon beau-père a commencé à être violent dès que ma mère est tombée enceinte de mon petit frère Paul », se souvient-il. Quand il narre son histoire, les dates peinent à se remettre en ordre.
Dépendance affective, manque de confiance en soi…
Face aux violences à répétition, Antoine est placé chez son père en 2011. Deux ans après, sa mère meurt sous les coups de son beau-père. Aujourd’hui, le jeune homme n’a qu’une seule idée en tête : faire connaître l’histoire de sa mère. « C’est ça ma thérapie. Aujourd’hui, j’ai quelques troubles du sommeil, mais je travaille plus pour mieux dormir.» Pour Antoine, son passé douloureux n’a pas réussi à impacter sa vie sociale ou affective. « J’aime trop les autres pour cela », glisse-t-il. Mais d’autres co-victimes sont conscientes d’avoir développées des troubles du comportement : hyper vigilance, dépendance affective, manque de confiance ou soi ou encore auto-médicamentation. « Si les enfants ne bénéficient pas d’un suivi psychologique par des professionnels spécialisés en psychotraumatisme, ils peuvent conserver certains syndromes à l’âge adulte », reprend Isabelle Seva-Boismoreau.
Jusqu’à reproduire les mêmes schémas : « Souvent, les petites filles ayant eu une mère violentée – bien involontairement – vont choisir un homme violent. » Un cercle vicieux dans lequel Virginie Sibalo, 37 ans, a été coincée pendant plusieurs années. « Pendant sept ans, j’ai vu ma mère se faire maltraiter par mon beau-père. Pour moi, c’est normal d’être dénigrée et peu valorisée », confie-t-elle. Une seule relation fait office d’exception, mais Virginie y met un terme. « J’ai bousillé le truc, car j’avais l’impression de ne pas mériter autant d’amour. » Dépendance affective, fort sentiment de culpabilité…La connexion entre sa vie amoureuse et son enfance se tisse il y a trois ans. En 2018, la jeune femme quitte l’un de ses ex-violents et toque à la porte de l’association Elle’s s’imagine’nt. Elle y découvre un groupe de parole destiné aux co-victimes de violences conjugales : le déclic. « J’y ai vu une femme qui ressemblait à ma mère et son histoire a fait écho à la mienne.»
« Un abandon de l’Etat »
« Lors des entretiens avec les femmes qui subissent les coups de leurs conjoints, on se rend compte que ces violences remontent à l’enfance. L’inconscient va toujours aller chercher les mêmes schémas passés », souligne Asma Guenifi, psychologue et directrice du Centre Phoenix, institut de Psychotraumatisme et de Résilience (CPPR), qui prend en charge les victimes de violences, de guerre ou de terrorisme. A noter que l’impact des violences conjugales dont est témoin l’enfant commence dès la grossesse. « La peur est directement transmise au fœtus », indique la spécialiste. Par ailleurs, Asma Guenifi précise aussi que la reproduction des violences par l’enfant n’est pas automatique. Par exemple, la dirigeante du CPPR est parfois sollicitée par des hommes qui craignent de reproduire les violences dont ils ont été témoins durant leur jeunesse. Leur démarche est rendue possible grâce à la prise de conscience réalisée en amont – qui peut être difficile.
Sonia Pino, psychologue clinicienne spécialisée dans la prise en charge des victimes et cofondatrice de l’association Elle’s s’imagine’nt abonde en ce sens : « Il existe énormément de stratégies de résilience ou d’adaptation. » En effet, dans certains foyers, l’enfant va développer une forme de parentification – où les rôles s’inversent et l’enfant se place en protecteur et agit en tant que parent. « Souvent, ces jeunes vont être très bons à l’école et ils ne vont pas faire de vague. Un modèle valorisé dans la société », continue Sonia Pino. Conséquences : ces enfants passent sous les radars et ne sont pas pris en charge sur le plan psychologique. « Ce sont ces mêmes personnes qui vont faire des burn-out ou avoir besoin de surinvestir dans le travail », alerte-t-elle. C’est ce que décrit Virginie Dhion qui occupe un poste à responsabilité. Elle n’a pas de souci pour se faire entendre mais elle avoue avoir un problème avec sa hiérarchie : « Au moindre reproche, cela prend des proportions énormes. Si j’avais le malheur d’avoir des remontrances, je m’en rendais malade.»
« L’état ne nous a pas pris en charge. Nos oncles avaient une pension pour nous éduquer mais c’était prélevé sur notre héritage à venir. J’ai vécu un abandon de l’État. »
Chez les enfants qui n’ont pas eu de suivi psychologique, Isabelle Seva-Boismoreau dresse plusieurs scénarios : « Un tiers deviendra violent, un tiers des victimes et un tiers seront spontanément résilients. Les résilients sont ceux qui seront les plus costauds sans qu’on ne sache pourquoi.» Avec d’autres associations et collectifs, l’UNFF milite pour une meilleure prise en charge des enfants co-victimes de violences conjugales. « Le coût moyen d’une séance psy se chiffre à environ 70 euros par semaine au début. Cela représente entre 10 et 20 000 euros pour une moyenne de trois ans de suivi psychologique », calcule-t-elle. Pour Virginie Dhion– qui n’a pas été accompagnée sur le plan psychologique après la mort de sa mère et sa soeur – le remboursement des frais liés à la santé mentale reste vital. « L’état ne nous a pas pris en charge. Nos oncles avaient une pension pour nous éduquer mais c’était prélevé sur notre héritage à venir. J’ai vécu un abandon de l’État. »