Ce 25 mai 2022, j’ai rendez-vous avec Grace Inegbeze. En 2018, cette Nigériane de 40 ans, a créé l’association The Truth, pour venir en aide aux femmes issues de l’immigration nigériane en France. Aujourd’hui, elle organise une réunion avec toutes les filles membres de l’association. Le but est d’échanger sur les ressentis, afin de trouver ensemble des solutions. J’ai été conviée à cette rencontre organisée dans le parc Longchamp à Marseille.
En arrivant sur les lieux du rendez-vous, Grace m’attend sur un banc. Elle regarde le ciel gris et fait la moue. Je m’avance. En me voyant, elle me salue et me fait signe de m’asseoir. « J’ai peur que les filles annulent à cause du mauvais temps », dit-elle les yeux toujours rivés vers le ciel. Ces femmes dont Grace parle, n’ont, pour la plupart, pas de papiers officiels. Certaines sont arrivées seules par la Méditerranée. D’autres avec leurs bébés. Quoi qu’il en soit, elles sont isolées et vivent dans la précarité. « Si je ne les aide pas, reprend Grace, elles vont rester dans leur coin, et ne feront pas les démarches nécessaires. Par exemple, elles n’iront pas faire de contrôles chez le gynécologue ou elles n’apprendront pas le Français car elles pensent que ça ne les concerne pas. Je suis là pour les aider à tirer les informations qui circulent et qui les éloignent de la réalité. »
Traite humaine, prostitution et violences sexuelles
Avec son association, Grace accompagne ces femmes dans leur intégration. Dans les squats, les bidonvilles, elle leur apporte des produits d’hygiène, des couches et du lait pour leur bébé. Surtout, elle les sensibilise afin qu’elles ne retombent pas dans les réseaux de proxénétisme.
Il y a 20 ans, Grace est elle-même arrivée en Italie par leur intermédiaire. « Mais pour ma sécurité, je les ai quittés. C’est dur. Mais on peut s’en sortir ». Ces réseaux sont des groupes organisés qui favorisent la migration des femmes, du Nigéria vers l’Europe. Prises au piège, elles sont soumises à la traite humaine et exposées à la prostitution et aux violences sexuelles. Selon Marsactu, « 80% des femmes nigérianes arrivant en Europe seraient potentiellement victimes de proxénétisme ». « Quand elles quittent le Nigeria, m’explique Grace, souvent, elles ne paient rien. Puis arrivées en France, on leur demande 20 000 euros. Elles n’ont pas l’argent, alors on les met sur le trottoir pour rembourser. Elles sont utilisées. Au début, elles ne voient pas toujours le danger car elles ont la sensation d’être protégées, d’avoir trouvé une grande famille. Après, elles comprennent que le système est extrêmement violent. » Grace, elle, a réussi à fuir ces réseaux. Aujourd’hui, elle porte un unique message « Il ne faut plus qu’elles viennent ici en Europe en se disant qu’elles vont trouver l’eldorado. Il faut qu’elles sachent le danger que ça représente. L’état psychologique des femmes sorties de ces gangs est extrêmement préoccupant. Elles ont subi le viol, elles ont été prostituées, battues, affamées. Beaucoup souffrent encore de choc post-traumatique. Avant de prendre la décision de partir, il faut réfléchir à deux fois. Ici c’est pas un eldorado, c’est un enfer ! »
La réunion vient de commencer. Carla, d’Action contre la faim et Martine, docteur à Médecin du monde, se joignent à nous. Elles travaillent en partenariat avec l’association The Truth. « Le plus important, c’est de voir comment on peut vous aider et quelles sont vos priorités pour construire un projet ensemble », explique Carla à l’assemblée.
« Je n’ai pas de travail, pas de nourriture pour mon bébé. J’essaie d’inscrire mon fils à l’école mais je n’y arrive pas »
Je m’assois dans un coin pour écouter. Les femmes s’expriment dans un mélange d’anglais et de dialecte nigérian. Autour d’elles, leurs enfants en bas âge courent et s’agitent. Ils rient, crient, pendant que leurs mères font le point sur leur situation. « Je n’ai pas de travail, pas de nourriture pour mon bébé. J’essaie d’inscrire mon fils à l’école mais je n’y arrive pas », commence l’une d’entre elles. Une autre renchérit : « C’est vrai ça ! Pourquoi c’est si dur d’inscrire nos enfants à l’école ? » Carla prend des notes dans un carnet, cigarette en bouche. « Il faut aussi trouver une solution pour la langue », intervient une autre. « À la PMI (Protection Maternelle Infantile), les médecins nous parlent français alors qu’on ne comprend pas. On est obligé d’utiliser Google translate. J’ai peur de ne pas comprendre comment soigner mon bébé ». Les autres approuvent dans un brouhaha grandissant.
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« Et pour l’argent ? Vous faites comment ? », interrompt Carla. Pas de réponse. Avec l’arrivée d’un bébé, les femmes peuvent toucher une allocation pour demandeurs d’asile (ADA). Mais cette somme, peu conséquente, ne suffit pas. Cette extrême pauvreté est dangereuse à la fois pour elles et leurs enfants. « Est-ce que vous avez des idées de business que vous aviez au Nigeria et que vous pourriez mettre en place ici pour obtenir un petit revenu ? De la coiffure, de la cuisine, du ménage ? », tente Carla. Le brouhaha reprend. Les discussions fusent. « Oui ! La cuisine africaine ça pourrait marcher ici ! », dit l’une. Face à l’énergie émergeant du groupe, la travailleuse sociale propose : « On pourrait vous donner le matériel pour commencer. Ça resterait sommaire parce que sans papiers, vous n’êtes pas censées travailler. Donc on doit essayer de contourner cette règle. L’objectif c’est que vous ayez un peu d’argent pour gagner en indépendance. » Le succès est immédiat. Les femmes approuvent, applaudissent et s’y voient déjà. « Si j’ai un endroit où cuisiner, pas de problème je peux faire ça ! » dit l’une d’entre elles, bébé dans le dos.
« Les filles, si on ne se bat pas pour nos droits, qui le fera ? »
Grace prend la parole. Elle semble partager la joie de l’assemblée. « Mes sœurs, plus vous allez vous investir, plus les choses s’amélioreront. Je sais ce dont vous êtes capables, vous avez des ressources. Il faut se serrer les coudes. Il ne faut plus se cacher. Vous avez le droit d’être considérées ! » Ovation. Les applaudissements et les cris redoublent d’intensité. « Je veux que la société française vous voie. Qu’elle voie les efforts que vous faites. » reprend Grace « Il faut revendiquer nos droits, se faire entendre ! Regardez Juliette, elle s’est battue et ça a fonctionné. Aujourd’hui, elle et sa fille ont des papiers ». À ses côtés, une jeune femme aux cheveux courts sourit. L’émotion est grande. Les autres l’entourent, la questionnent. Comme pour les rassurer, Juliette raconte. Elle est arrivée seule en France il y a cinq ans. Ses débuts à Marseille ont été difficiles : « Je n’avais pas d’endroit où aller alors j’ai squatté dans une maison abandonnée pendant deux ans. Je mangeais peu et dormais peu. » explique la jeune femme. « Quand j’ai eu mon bébé, j’ai eu de l’aide et j’ai pu aller dans un hôtel. J’ai essayé de trouver du travail, mais ça a été difficile. Je m’occupe seule de ma fille, elle n’a que moi. J’ai essayé de la mettre à la crèche mais comme je n’avais pas de travail, ni d’argent pour payer, ils n’ont pas voulu. Aujourd’hui, les choses s’arrangent car elle est inscrite à l’école pour la rentrée de septembre. Ça me permettra aussi de reprendre mes études. Je progresserai en français et comme ça, je pourrai aider ma fille à apprendre la langue et à s’intégrer ici. » Face à elle, les autres écoutent attentivement. Juliette est source d’optimisme. Son discours est salvateur.
Inspirée, une des femmes s’avance au milieu du cercle : « Les filles, si on ne se bat pas pour nos droits, qui le fera ? » La foule passionnée approuve et les acclamations reprennent de plus belle. « Ensemble, on peut construire une meilleure réalité pour nous. Alors, qui est volontaire pour faire équipe, levez la main ! » Unanimité. L’ensemble des femmes lève la main, célébrant une victoire commune. À leur côté, Grace semble soulagée.
Cet après-midi au parc Longchamp à Marseille, quelque chose s’est joué. Pour ces femmes, unies dans l’adversité, l’espoir est né.