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Goliath vs Glyphosate : quand la fiction taquine la réalité
Le glyphosate est au cœur de l’actualité suite au vote de la Commission Européenne en faveur du renouvellement de son utilisation pour 10 ans. Le composé chimique utilisé comme herbicide pour les agriculteurs est depuis plus de 20 ans controversé. D’un côté, les militants dénoncent les effets du glyphosate sur la santé humaine, et de l’autre, le secteur de l’agrochimie et ses lobbys le protègent.
C’est un sujet plus que complexe, tant les preuves sont masquées et les lobbyistes force de persuasion. S’il existe des contradictions au sein même du discours des anti-glyphosate, la plupart des militants s’accordent à dire que le film Goliath réalisé par Frédéric Tellier décrit plus que vraisemblablement les enjeux du débat actuel.
Dans le film, le glyphosate devient la tétrazine, et Monsanto-Bayer, la société principale qui commercialise l’herbicide, Phytosanis. Les faits restent pourtant les mêmes, et « au final, près de 80% de ce que l’on voit dans le film doit être vrai » assure Frédéric Tellier dans une interview pour Agra presse en 2022. En effet, le réalisateur a enquêté près de 10 ans auprès d’agriculteurs, d’éleveurs, de lobbyistes, d’avocats, de journalistes et de médecins avant de se lancer dans Goliath.
On peut ainsi lire au début du film : « Bien qu’inspirés en partie de faits réels, les personnages et situations décrits dans ce film sont fictifs. Néanmoins toute ressemblance avec des événements réels, des personnes mortes ou vivantes n’est ni fortuite, ni involontaire. ». On a décidé de se pencher sur les similitudes entre le film et la réalité, et on a nommé clairement les protagonistes.
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Des études qui se contredisent
C’est sur les divergences dans les études que surfent les lobbyistes pour consolider leur argumentaire, à l’image de Mathias, le personnage joué par Pierre Niney dans Goliath. Et c’est clair que le fait que certaines études attestent de la non-dangerosité du glyphosate peut porter à confusion.
Dans une étude en 2015, l’autorité Internationale de Recherches sur le Cancer (CIRC, dépendante de l’Organisation Mondiale de la Santé) a catégorisé la molécule comme cancérigène probable pour l’Homme et cancérigène pour les animaux, démontrant qu’elle pouvait altérer le génome d’êtres vivants en cas d’exposition prolongée et répétée. Plus tard en 2019, ScienceDirect a sorti une autre étude menant aux mêmes conclusions.
Cependant, deux autres études de l’Agence Européenne des Produits Chimiques (Echa) et de l’Autorité Européenne de Sécurité des Aliments (EFSA) respectivement publiées en 2023 et 2022 ont conclu que les preuves n’étaient pas suffisantes pour affirmer le caractère cancérigène du glyphosate. Votre professeur de maths vous a sûrement déjà dit qu’il était facile de faire dire ce qu’on veut aux chiffres, et il avait raison.
Cette divergence s’explique très simplement. Les deux récentes études ne se sont pas basées sur les données disponibles publiquement, mais sur les données fournies par l’industrie elle-même, qui influence largement les laboratoires. À noter aussi que Monsanto-Bayer a « oublié » de donner quelques documents sur la toxicité du produit. La CIRC au contraire, ne s’appuie que sur des études publiées par des scientifiques dont elle vérifie l’absence de conflits d’intérêts.
La toxicologue et spécialiste des pesticides, Laurence Huc, affirme que « quand les auteurs des publications ne sont pas en conflit d’intérêts, 75 % des études concluent à un effet génotoxique du glyphosate (sous la forme commercialisée du Roundup) » dans une interview accordée à Médiapart.
La décrédibilisation de l’OMS
Monsanto-Bayer n’a pas vraiment aimé les conclusions de l’étude de la CIRC, commandée par l’OMS. Alors plutôt que de faire son mea-culpa ou de se tourner vers une autre forme de pesticide moins dangereuse, le géant du glyphosate a décidé de faire tout ce qui est en son pouvoir pour décrédibiliser l’OMS.
Après avoir qualifié leur étude de « science poubelle » et avoir envoyé une lettre via leurs avocats leur demandant de justifier leur travail, Monsanto-Bayer a exigé des « rectifications » de la classification du glyphosate d’après Le Monde. Monsanto a demandé à des experts à priori indépendants d’envoyer des dizaines de lettres pour demander le retrait de l’étude de la CIRC, le tout accompagné de critiques des méthodes utilisées, de menaces et d’intimidations.
Dans le cadre des « Monsanto Papers » (la publication de documents internes à la firme), tout un service est dédié uniquement au « dégommage » des scientifiques qui ne sont pas d’accord avec Monsanto-Bayer. Au cas où vous douteriez encore de l’orchestration de leur manipulation de l’opinion publique… Le moment dans le film où Mathias est missionné pour remettre en doute l’OMS et ainsi maintenir le glyphosate sur le marché n’est donc pas du tout exagéré.
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Le suicide d’agriculteurs et le déplacement de la responsabilité
Lucie, l’agricultrice dont s’occupait l’avocat Patrick (interprété par Gilles Lellouche) se suicide devant les locaux de Phytosanis dans Goliath. Et ce n’est pas sorti de nul part. En 2019, l’agriculteur céréalier Jean-Paul Lucas a tenté de se donner la mort devant l’agence Groupama, avec qui il était en conflit. Le retraité était tombé malade quelques années plus tôt à cause du glyphosate et avait renoncé à porter plainte contre Monsanto-Bayer en raison de la difficulté et de la longueur de la procédure judiciaire.
En réponse à cela et au lieu d’endosser leur part de responsabilité, Monsanto-Bayer a préféré déplacer l’origine du problème en mettant l’accent sur le mal-être des agriculteurs et agricultrices. En gros, si les agriculteurs se suicident, ce n’est pas parce qu’ils sont épuisés de se battre contre une industrie qui place ses intérêts financiers avant la santé des utilisateurs de ses produits, c’est parce qu’on les menace de ne plus pouvoir utiliser de pesticide, qui leur assure des rendements corrects.
Et pour faire passer leur message, Monsanto-Bayer sait y faire. Vincent Guyot, un agriculteur de l’Aisne a écrit une tribune publiée par Ouest France où il vante les mérites du glyphosate pour son exploitation. La tribune avait fait parler d’elle et deux ans plus tard, en enquêtant, des journalistes se sont rendus compte de la manipulation. Elle avait été commandée et en grande partie écrite par une agence de communication de Monsanto, qui savait que le message aurait plus d’impact s’il sortait de la plume d’un agriculteur.
Des intellectuels corruptibles
Une scène du film montre un scientifique « indépendant » qui passe à la télé pour confirmer la non-toxicité de la tétrazine, alors qu’il entretient une relation ambiguë avec les lobbys du secteur. En réalité, beaucoup de chercheurs se sont fait convaincre par Monsanto-Bayer de signer des études que la multinationale a elle-même rédigées dans le but de manipuler l’opinion publique. C’est le cas d’Henry Miller, un célèbre biologiste américain, chercheur à Stanford.
En outre, plusieurs médias, dont Libération, ont révélé que la journaliste Emmanuelle Ducros était liée UIPP, une union de plusieurs entreprises du secteur dont Monsanto-Bayer of course. Pas étonnant donc de voir ses prises de positions en faveur du glyphosate sur X.
Elle a d’ailleurs récemment taclé l’activiste écologiste Camille Etienne sur la plateforme, essayant de la décrédibiliser dans un thread.
Les fichiers illégaux de Monsanto-Bayer
À nouveau, comme dans le film, Monsanto-Bayer a un fichier où les personnalités sont classées en différentes catégories : les personnalités à éduquer, celles à surveiller, les alliés et les potentiels alliés à recruter. D’autres critères sont pris en compte comme l’avis sur les pesticides, sur la santé, les OGM, et même les loisirs.
C’est une preuve concrète de la stratégie de lobbying de l’entreprise. Elle a une méthode précise pour manipuler chaque type de personnalités publiques. Au-delà de l’immoralité de cette pratique, elle est illégale dans le sens où ces informations sont d’ordres privés et que les personnes présentes sur ce fichier n’en sont pas informées.
Intimidation et passage à l’acte
Début 2023, un agriculteur du nom de Paul François s’est violemment fait agresser à son domicile par plusieurs hommes cagoulés. Les agresseurs l’ont menacé au couteau et ont tenté de lui faire avaler un liquide, en lui disant : « On en a marre de t’entendre et de voir ta gueule à la télé ». Un enquête est en cours et pour l’instant, rien n’accuse directement Monsanto-Bayer.
Cependant, quelques mois avant, Paul François gagnait son procès contre Monsanto-Bayer dans le cadre d’une procédure de plus de 13 ans. Il accusait la firme de l’avoir rendu malade via le pesticide. En 2017, l’agriculteur a également écrit un livre « Un paysan contre Monsanto » qui raconte sa bataille judiciaire.
Il n’est donc pas incongru ni complotiste d’imaginer que les revendications contre le glyphosate de Paul François sont en lien avec son agression. Tout comme dans Goliath, où plusieurs activistes et leurs proches se font tour à tour agressés dans la rue.
Au final, c’est Goliath qui gagne
Que ce soit dans le film avec la tétrazine ou dans la réalité avec le glyphosate, c’est Goliath et ses immenses moyens qui gagnent la bataille face à David, les personnes réellement impactées par la substance. Car oui, malgré des preuves évidentes de la culpabilité de Monsanto-Bayer, la Commission Européenne a opté pour le renouvellement de l’utilisation du glyphosate pour 10 ans. À mi-chemin entre la fiction et le documentaire, le film Goliath est une clé pour comprendre l’ampleur de la situation.