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Gilles Belloni, l’homme aux 1000 vies
En passant devant l’Auberge de Saint-Aubin, dont la terrasse extérieure donne sur la grande rue d’un petit village de l’Allier, on est pris par le calme des roses et des lavandes qui invitent à s’arrêter un instant. Quand Gilles, le patron du lieu, nous invite à entrer partager un café au comptoir, on n’imagine pas que cet homme de plus de soixante ans a eu mille autres vies avant de tenir ce lieu.
Mais — et URBANIA l’a bien compris — derrière chaque vie qui nous semble ordinaire se cachent des histoires extraordinaires qu’il faut savoir écouter. Alors je m’assieds en face de lui, et je lui propose de me raconter sa vie et la trajectoire qui l’a mené jusqu’ici. Gilles a l’air fatigué, mais il me sourit, heureux de discuter, de raconter un morceau de son histoire. « Comment raconter une vie en quelques instants, et pourquoi la raconter ? C’est difficile, tu sais, pour moi tout est lié, de la naissance à la mort, chaque chose amène à la suivante. »
Je vois alors un homme habité d’une énergie qui cherche la joie, le mouvement, un homme qui a passé sa vie « à vouloir exister ». Il me dit, en riant de cette « psychologie de comptoir », qu’il a sans doute voulu créer ce qu’il n’avait pas eu enfant. Sa mère a fait un déni de grossesse, il est né « comme un cheveux sur la soupe », et son enfance est marquée par le manque d’amour et de reconnaissance qu’il me décrit pudiquement comme une enfance « pas terrible » et « solitaire ».
Mais, rapidement, il se construit, avance, s’accroche aux rencontres qu’il fait et se lance. « J’ai eu la chance inouïe de rencontrer des personnalités fortes, des gens qui m’ont porté, et d’autres qui m’ont suivi. À l’école, j’étais toujours seul jusqu’au jour où un professeur m’a vu, a vu qu’il y avait quelque chose derrière et s’est occupé de moi. Et là quelque chose s’est ouvert qui ne s’est plus jamais refermé. C’est comme un lego, un jeu de domino qui m’a amené là. »
« Je ne suis pas mystique, mais il y a parfois des choses qui vous tombent dessus, des idées qui changent votre vie. »
Il s’inscrit au judo et rapidement, devient l’assistant du professeur : à 17 ans, c’est lui qui fait l’échauffement pour des gens beaucoup plus âgés, des « grands patrons de la BNP, des vendeurs de tissus de luxe » qui finissent par le prendre en amitié et lui ouvrent d’autres portes. Au début de la vingtaine, il est le garde du corps d’Edgar Faure. « Il s’est pris d’amitié pour moi, je connaissais rien, j’avais tout à apprendre. Il m’invitait à ses soirées culturelles à l’Assemblée Nationale, c’était incroyable, je découvrais la culture. Cet homme m’a parlé de la politique, m’a pris sous son aile et m’a ouvert les yeux sur le monde. » Des rencontres encore, des gens qui croisent sa route et qui la font dévier. « On se construit avec les gens, moi j’aime les gens. »
Et puis il y a l’intuition qui le traverse un jour, assis sur une chaise dans son appartement, « c’est de la boxe thaï qu’il faut que je fasse ». Il suit le fil, le déroule, cela l’amène jusqu’à Patrick Brizon avec lequel il noue « une relation extraordinaire » et qu’il épaule pour importer en France ce sport alors inconnu de tous. « Pourquoi est-ce que j’ai pensé à ça ? Est-ce la providence ? Je ne suis pas mystique, mais il y a parfois des choses qui vous tombent dessus, des idées qui changent votre vie. » Car sa vie s’accélère, s’amplifie, la mayonnaise prend et le club de boxe thaï qu’il a ouvert dans le quartier des Halles attire le Tout-Paris de l’époque. « Johnny Halliday, Bernard Giraudeau, Michel Jonasz, Lino Ventura sont venus dans ma salle. La notoriété de la boxe thaï est venue ainsi. Il faut savoir que le tout premier GIGN est venu s’entraîner chez moi ! »
Il voyage beaucoup en Thaïlande pour apprendre des techniques de combats et les importer en France, organise des compétitions. « Cette vie d’aventure que j’ai menée jusqu’à mes 38 ans est partie d’une idée que j’ai eue et que je n’ai pas lâchée. Et de la rencontre avec Patrick. Et puis un jour, j’en ai eu marre, j’ai tout lâché sur un coup de tête. J’étais en Thaïlande et j’avais organisé une grosse rencontre à Bangkok, deux boxeurs m’ont laissé tomber, j’ai pété les plombs et j’ai décidé qu’il était temps de passer à autre chose. »
Une idée folle lui vient : organiser une course de ski nautique allant de Paris jusqu’à Marseille en passant par Lyon.
La suite lui vient d’un regard lancé sur la Seine, dans les embouteillages sur la voie Georges-Pompidou. Il se tourne vers sa femme et lui dit : « Marion, il ne se passe jamais rien sur le réseau fluvial… » Une idée folle lui vient : organiser une course de ski nautique allant de Paris jusqu’à Marseille en passant par Lyon. Il ne connaît rien à la navigation et les verrous à faire sauter pour organiser un tel événement sont nombreux. « Personne n’y croyait ! Tout le monde disait “Gilles n’y arrivera pas”, mais j’y suis arrivé ! » Finalement la course qu’il nomme La Diagonale des Fous partira du Havres pour rejoindre le port de Marseille. « Je me suis retrouvé devant des grands marins au Havre, je devais les convaincre de me donner les autorisations, je n’y connaissais absolument rien. Dans le bureau il y avait une carte maritime au mur, et là j’ai été traversé par je ne sais quoi, j’ai utilisé des mots de marins, des mots inconnus, et ils m’ont compris : ils ont accepté de bloquer le port du Havre et la course était lancée. Quand tu es habité, tu arrives à faire n’importe quoi…! »
Quand il me parle de ses exploits, son regard s’allume, il me raconte l’organisation démentielle de la course, les 600 personnes à déplacer à terre par jour, les sponsors à trouver, la folle énergie qui les emportait lui et sa femme pour mener à bien ce projet. « On a fait ça trois ans, et puis, en 91, tout a été stoppé avec la guerre du Golfe. Les sponsors se sont désistés, en même temps on consommait 2 litres de super à la minute, aujourd’hui avec un truc pareil on se ferait tirer dessus ! »
Alors il repart ailleurs, se lance dans l’organisation des premiers raids nature pour La Mutualité Française, VTT, course à pied, à cheval. « C’était les tout-premiers, il fallait créer le règlement, faire des reconnaissances de terrain. Le Défi vert, c’était mille concurrents qui avaient douze heures pour faire un circuit que j’avais imaginé. J’ai fait ça en Camargue, avec 280 cheveux scellés les uns à côté des autres, en Bretagne, dans les Hautes-Pyrénées. »
Mais il avance encore, pour reprendre la direction d’une imprimerie en redressement judiciaire qu’il fait décoller, accède à un niveau de vie « incroyable »… jusqu’à la faillite. « On a dû tout reprendre à zéro. Vendre la maison qu’on avait reconstruite à quelques kilomètres d’ici, une ancienne bergerie dans laquelle on avait beaucoup investi de nous-mêmes. C’est comme ça, je n’ai pas de regret. Il y a vingt ans, on a repris l’Auberge de Saint-Aubin qui était dans un état lamentable, Marion s’est mise à la cuisine et nous voilà. On en a fait quelque chose de beau et j’en suis fier. »
Car finalement, à l’auberge ou ailleurs c’est encore et toujours les rencontres qui font vivre Gilles. Le passé, les souvenirs, le temps qui passe, tout le ramène toujours à l’amitié et aux gens qu’il a connus. Sa vie se raconte à travers celles de ceux qu’il a croisés, et je cueille ses phrases qui sonnent comme des haïkus, nous laissant tous les deux songeurs. « Je n’aime pas revenir sur le passé, Mathilde, je suis un ami fidèle. »
Alors je jette un œil derrière le comptoir et laisse traîner mes yeux sur les photos, « mon frère », me dit-il en me montrant le visage d’un thaïlandais et de ses deux enfants, « mon fils », Jacques, cap-verdien, qui doit venir le voir la semaine prochaine. Et du fond de la cuisine, j’entends Marion qui rigole. « Oui, aujourd’hui je suis apaisé, me dit-il, on est bien, on est heureux tous les deux et on est en contact avec les gens. Ça me va. »
En quittant l’auberge, je me sens moi aussi apaisée. Il y a des vies inspirantes qui nous rappellent que rien n’est jamais acquis, ni stable, qu’être vivant c’est être en mouvement. Oui, si vous passez par Saint-Aubin-le-Monial, prenez le temps de vous arrêter chez Gilles, il vous transmettra ce petit quelque chose qui se niche dans le regard et qui transforme le banal en extraordinaire, un simple Salut ! lancé derrière un comptoir en une main qui vous ouvre le chemin de l’aventure.