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Gaza/Israël : quand les journalistes hiérarchisent les massacres
Il parait que c’est en temps de crise que les masques tombent, que les pires instincts émergent comme des épaves de la pensée, qu’on pensait à jamais enfouies dans l’océan de la honte. Depuis le pogrom du 7 octobre, qui a coûté la vie à 1400 personnes, et la flambée terrifiante des actes antisémites aux quatre coins du globe, la société civile doit se rendre à l’évidence : la bête immonde ne dort jamais que d’un œil. Et à la résurgence de la haine du juif, qui sévit sur tous les continents, s’ajoute désormais la déshumanisation décomplexée du peuple palestinien sur les plateaux télé français.
Car pour une partie de la presse et de la classe politique, l’empathie est une variable d’ajustement comme les autres. Et il va bientôt falloir inventer une nouvelle unité de mesure pour estimer le degré d’ignominie de certaines personnalités médiatiques. Ainsi, la collaboratrice de Causeur, Céline Pina, invitée la semaine dernière sur CNews pour évoquer la crise actuelle au Proche-Orient – et qui est passée en quelques années d’une carrière au sein du Parti Socialiste aux chaînes favorites de la fachosphère avec un arrivisme qui force le respect – nous a offert une exceptionnelle démonstration de relativisme moral, sous couvert d’expliciter la spécificité du crime contre l’humanité et ce qui le sépare du crime de guerre. D’après elle, les bombes qui explosent à Gaza tueront sans doute des enfants “mais ces enfants ne mourront pas en ayant l’impression qu’en face d’eux l’humanité a trahi tout ce qu’ils étaient en droit d’attendre”.
Quoiqu’en dise l’éditorialiste, qui a ensuite tenté de se justifier sur Twitter, il ne s’agit pas d’une innocente démonstration sémantique, qui vise à distinguer auprès du grand public le crime de guerre – qu’elle semble au passage présenter comme un mal nécessaire, malheureux mais inéluctable, dans cette période troublée – du crime contre l’humanité, dont elle ambitionne de préciser la différence de nature. Non, son intervention n’est pas purement factuelle ou descriptive. Ce commentaire est une différence de focale sur ces bains de sang, qui porte un jugement de valeur infâme.
En affirmant que la singularité de l’horreur du crime contre l’humanité réside dans la différence de perception que les enfants vont avoir de leurs bourreaux avant de rendre leur dernier souffle, elle élabore une hiérarchisation parfaitement abjecte des victimes. Elle établit ce qui est de l’ordre de la violence acceptable envers les plus vulnérables (des enfants), qui serait le corollaire funeste d’une stratégie militaire et d’une guerre de siège pourtant condamnées par le droit humanitaire international, mais dont il serait impensable de remettre en cause la légitimité ou la proportionnalité. En fait, ce que nous propose très tranquillement Céline Pina, du haut de sa prétendue neutralité journalistique (une notion toute relative car la déontologie ne s’affranchit jamais vraiment des partis pris et des affects), à des milliers de kilomètres du champ de ruines qu’est en train de devenir Gaza, c’est d’accepter qu’il existe un massacre rationnel des populations civiles. Des morts accessoires. Des tragédies statistiques.
Et Céline Pina de nous expliquer ensuite que ses propos ont été tronqués, mal compris, opportunément récupérés pour lui nuire et alimenter une polémique stérile. Pourtant, n’en déplaise à l’éditorialiste, préciser par la suite qu’on a bien déclaré à l’antenne “qu’un mort reste un mort” , quand la controverse enfle et qu’on vous ramène à votre médiocrité sur les réseaux sociaux, ne vous dédouane pas de vos déclarations racistes. La réalité n’est pas une ardoise magique. On ne peut pas effacer la portée déshumanisante de ses propos en ajoutant benoîtement “qu’une vie vaut une vie”, après avoir précisément échelonné les ressentis et les supplices.
Les viols, les enlèvements, les mutilations des cadavres, les meurtres de civil.es menés par le Hamas lors de l’attaque terroriste du 7 octobre sont des crimes de guerre, et des crimes contre l’humanité. La politique ségrégationniste menée par Israël, l’apartheid, la destruction d’infrastructures médicales, le bombardement de camps de réfugié.es, la limitation de l’aide humanitaire sur le territoire de la bande de Gaza et l’utilisation avérée d’armes incendiaires comme le phosphore blanc sur la population palestinienne sont des crimes de guerre, et des crimes contre l’humanité. Toutes ces exactions sont des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Au regard de la Cour Pénale Internationale, mais également du respect de la dignité et de la vie humaine, qui nous incombe collectivement et qui devrait être notre unique boussole.
Ce que cette actualité mortifère exige de nous, c’est que nous soyons capables de mobiliser notre empathie et notre compassion. Pour la communauté juive du monde entier, meurtrie par les événements traumatiques de ces dernières semaines, et qui a besoin de notre solidarité, sans condition, sans réserve, ni “oui mais”.
Pour la population palestinienne, qui périt depuis plusieurs semaines sous un déluge de feu dans un charnier à ciel ouvert, et qui a besoin de notre mobilisation afin que les instances internationales prennent enfin leurs responsabilités pour faire cesser son martyre. Pour obtenir la justice, le retour des otages, et un cessez-le-feu, à défaut d’obtenir une paix, qui paraît pour l’instant bien illusoire sans travail de mémoire, politique décoloniale, et reconnaissance de tous les crimes commis.
Nous n’avons pas besoin de ces postures obscènes et réifiantes, qui invisibilisent les souffrances, les comparent, les mettent placidement en balance, nomment avec cynisme “dommages collatéraux” des milliers de morts prévisibles, et qui sont le terreau de toutes les haines, passées ou à venir. Pas besoin de personnes qui occupent l’espace médiatique pour balancer des inepties dangereuses, des discours racistes pontifiants, sous prétexte d’un pragmatisme hypocrite qui apporterait de la nuance. Pas besoin de cette prétendue objectivité face au drame humain, qui ne sert en réalité que les velléités belliqueuses et expansionnistes d’un gouvernement israelien d’extrême droite, engagé dans une politique de la vengeance hermétique à tout processus diplomatique. Nous avons besoin d’honnêteté, et de sincérité dans notre regard. Et de sollicitude dans nos actions.
Le 25 octobre dernier, dans une allocution télévisée visant à justifier de la surenchère guerrière menée par l’armée israélienne sur la bande de Gaza, le premier ministre Benyamin Netanyahu a évoqué le triomphe à venir du “peuple de la lumière” contre “celui des ténèbres”. Et si on s’emparait de cette rhétorique manichéenne, de cette opposition binaire, qui vise encore une fois à chosifier la population palestinienne pour légitimer le massacre de civil.es, afin d’affirmer sans angélisme mais non sans espérance, que le peuple de la lumière est celui qui refuse de céder à l’émotion sélective et à la haine de l’autre qui consume jusqu’à l’indifférence ? Que c’est celui qui soutiendra toujours que la destruction d’une vie innocente est absurde, et jamais justifiable. Qu’un enfant ne meurt pas mieux sous les bombes de Tsahal, traversé par la pensée fugace et soi-disant réconfortante que sa fin imminente est accidentelle, qu’il ne meurt massacré par les intégristes du Hamas avides de lynchage. Qu’un enfant, où qu’il soit, meurt comme tous les autres : avec la peur au ventre.