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Frank Abagnale, James Frey et ces menteurs qu’on veut bien croire

Vous vous rappelez le film « Arrête-moi si tu peux » ? Finalement, il n'y aurait pas grand chose de vrai dans cette histoire...

Par
Benoît Lelièvre
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La mystique autour du film de Steven Spielberg Arrête-moi si tu peux en prend pour son grade depuis quelques semaines. Dans son dernier ouvrage publié en décembre dernier The Greatest Hoax on Earth: Catching Truth, While We Can trace un portrait peu flatteur du gentleman fraudeur et expert fabulateur Frank W. Abagnale Jr. qui avait conquis le coeur de tout le monde au grand écran sous les traits de Leonardo Di Caprio en 2002.

Abagnale aurait été un creep qui s’habillait en pilote d’avion pour essayer de coucher avec des agentes de bord.

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Autopublié, le livre serait passé complètement inaperçu si la filiale de PBS WHYY n’avait pas publié un article à ce sujet le mois dernier. Parmi les multiples révélations qui y sont faites, on apprend qu’Abagnale était en prison pour avoir fraudé une petite famille de la Louisiane pendant une bonne partie des événements racontés dans Arrête-moi si tu peux (chose qui allait contre son soi-disant code d’éthique) et que son récit personnel est né d’une discussion avec un gardien l’ayant encouragé à jouer la carte du gars repenti à sa sortie du pénitencier. Abagnale aurait été aussi un creep qui s’habillait en pilote d’avion pour essayer de coucher avec des agentes de bord. C’est pas chic.

Ce n’était ni la première ni la dernière fois qu’on se faisait avoir par quelqu’un avec une histoire trop belle pour être vraie. En 2003, l’auteur James Frey faisait fortune avec le « mémoire » de sa route vers la sobriété, A Million Little Pieces, qui lui valut une sélection pour le club de lecture d’Oprah Winfrey et un deuxième entretien beaucoup plus gênant où elle le confronte à la nature fictive de son ouvrage. Loin de faire dérailler sa carrière d’écrivain, l’incident aura plutôt servi à financer ses ambitions de faire des films et de déménager à Paris comme son idole Henry Miller. Bref, même si on se souvient de lui majoritairement comme étant le gars qui a menti à Oprah, ça ne l’a pas empêché de mieux réussir sa vie que le commun des mortels.

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Ça m’a amené à me demander : pourquoi on se fait continuellement embarquer dans des histoires fabriquées comme ça ? Est-ce qu’au fond de nous, on aimerait pas un peu ça qu’on nous mente ?

Pourquoi les gens mentent

Selon l’American Counselling Association, les menteurs compulsifs ressentent un fort besoin d’être en contrôle. Ils ont, la plupart du temps, un rapport trouble avec leur passé et vont mentir afin que les gens les perçoivent de manière positive. L’idée d’un gentleman fraudeur qui cambriole des compagnies aériennes avec des chèques en blanc est beaucoup plus séduisante pour le grand public que l’idée d’un creep qui s’habille en pilote pour draguer des femmes qui essayaient juste de prendre son pied entre deux vols.

Le vrai Frank Abagnale serait plutôt un voleur à la petite semaine et un fichu de bon vendeur capable de se faire inviter comme conférencier au FBI ou sur le plateau du légendaire Tonight Show. Alan C. Logan fait d’ailleurs remarquer dans son livre que personne au FBI n’a jamais fait de déclaration pour clarifier leur rapport avec Abagnale.

Les menteurs compulsifs ont un rapport trouble avec leur passé et vont mentir afin que les gens les perçoivent de manière positive.

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James Frey, de son côté, affirme que c’est le marché du livre qui a dicté sa décision de maquiller son roman en mémoire. Il a déclaré qu’en tant que roman A Million Little Pieces a été refusé par 17 maisons d’édition, dont Doubleday, qui finira par publier l’ouvrage en tant que mémoire. Bien que ce soit souvent difficile de discerner le vrai du faux avec Frey (il aime beaucoup utiliser l’excuse « j’m’en rappelle plus vraiment, j’étais trop camé »), c’est vrai que la seule chose qu’on peut vraiment lui reprocher c’est d’avoir joué le jeu alors que la machine de marketing d’Oprah Winfrey s’emparait de son histoire.

Un peu comme dans le cas d’Abagnale, la part de vérité derrière A Million Little Pieces est juste beaucoup moins sexy que celle mise de l’avant dans le livre. Il n’aurait, entre autres, passé que cinq heures en prison et non 87 jours. Ses démêlés avec la loi n’auraient impliqué également « que » deux billets d’infraction pour conduite avec facultés affaiblies et pour avoir conduit sans permis. Frey a tout simplement menti (ou plutôt agressivement embelli la réalité) parce que c’était vendeur. Encore aujourd’hui, je ne peux pas m’empêcher de ressentir un peu d’empathie pour lui parce qu’au bout de la ligne, c’est un livre magnifiquement bien écrit. On voulait son talent plus que son histoire.

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Pourquoi est-ce qu’on croit ce genre d’histoire ?

C’est là que la réflexion devient intéressante. Dans son livre Telling Lies, le psychologue Paul Ekman affirme qu’on a une tendance naturelle à assumer que quelqu’un d’important à nos yeux nous raconte la vérité. Dès qu’on est ému ou inspiré par quelque chose, on a tendance à discréditer ou tout simplement ignorer les révélations qui affirment le contraire.

Le livre d’Alan C. Logan n’aura probablement très peu ou aucune incidence sur la popularité de Arrête-moi si tu peux. On va continuer à regarder le film et se dire « c’est inspiré par une histoire vraie, hein ? tu le savais ? »

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Si Oprah Winfrey a fait bien publiquement connaître son désarroi à James Frey, c’est parce que sa crédibilité professionnelle s’en trouvait entachée. Une personne X ayant lu A Million Little Pieces n’en a probablement rien à cirer du niveau de vérité. L’important, c’est qu’il.elle s’y soit reconnu.e. Même chose pour Frank Abagnale et Arrête-moi si tu peux. L’important, c’est l’archétype du gars au-dessus de la loi, bien trop réactif pour se faire prendre par les autorités. C’est beaucoup plus cool de penser que ce gars-là existe pour de vrai et qu’on peut rivaliser avec les autorités si on est assez futés que de se faire dire qu’on s’est fait avoir par un menteur.

C’est pour ça que lorsqu’un livre ou un article qui débusque les affirmations d’un fumiste sort, on a tendance à ne pas y porter attention à moins que quelqu’un de plus populaire et influent que le fumiste décide de s’en mêler. Le livre d’Alan C. Logan n’aura probablement très peu ou aucune incidence sur la popularité de Arrête-moi si tu peux. On va continuer à regarder le film, à avoir du plaisir et à se dire l’un l’autre : « c’est inspiré par une histoire vraie, hein ? Tu le savais ? »

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Et c’est ok jusqu’à un certain point. C’est pas vraiment important qu’un produit de divertissement soit basé sur des faits réels ou non. L’indignation autour de ces deux histoires vient majoritairement de gens qui considèrent que Frey et Abagnale ont entaché leur crédibilité professionnelle. Si on peut en tirer une leçon, c’est de faire attention à ce qu’on veut croire. Si on est prêts à croire quelque chose de faux parce que ça nous inspire, qu’est-ce qu’on serait prêts à croire par peur pour justifier notre système de valeurs ou notre place dans la société ?