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Foule sentimentale: archiver les messages d’amour et de désir sur Instagram
En février 2017, le compte Instagram Amours solitaires naissait. La Française Morgane Ortin, fin vingtaine, y publiait des textos échangés avec son amoureux, Roméo. Devant l’enthousiasme suscité par l’idée, elle transformera rapidement la page en œuvre collaborative. Y défilent depuis des fragments amoureux anonymes qui blessent, réjouissent, excitent, troublent, terrassent ou inspirent.
Il s’agit peut-être du repère virtuel le plus émouvant et fragile qu’il m’ait été donné de visiter.
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Un millier de publications numériques et deux livres sous forme de cadavre exquis plus tard, le compte Instagram est maintenant suivi par 650 000 personnes. Morgane Ortin reçoit quotidiennement 900 textos, alors qu’elle n’en publie qu’un seul par jour. Comment compose-t-elle avec le poids des confessions amoureuses?
Discussion avec l’archiviste de nos sentiments.
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Morgane, que retrouve-t-on dans les correspondances qui ne s’exprime pas ailleurs, à ton avis?
La technologie nous a réconcilié avec l’écrit. Entre les mails, les SMS et les réseaux sociaux, on passe notre journée à écrire… Et tu sais, dès qu’il s’agit d’amour, n’importe qui peut devenir poète. Je pense que l’écrit permet du recul sur les sentiments et, surtout, d’aller un peu à l’encontre de la pudeur. Il y a des choses qu’on ne dirait pas forcément à l’oral, mais qu’on peut écrire. Et il y a aussi des choses qui sont trop précieuses pour être dites, des choses qu’on a envie de lire et de relire.
Puis pourquoi les gens t’envoient leurs messages, à ton avis? D’où vient cette volonté de rendre l’intime public?
Amours solitaires attire des boulimiques des émotions, des gens qui, dans une ère où tout est dématérialisé, ont eu besoin de reconnecter avec de l’authentique, de la beauté, de la profondeur.
Je pense que très rapidement, les gens ont eu envie de contribuer au projet parce qu’ils étaient touchés, mais également parce qu’ils avaient eux aussi envie de laisser leur marque. Ça s’inscrit dans une volonté de souvenir. Amours solitaires, pour moi, c’est les archives francophones de l’amour. Les gens savent qu’en livrant leur message, il existera d’une autre manière et que la mémoire perdurera.
Et bon, parfois, je crois que la réponse reçue à un texto n’est pas à la hauteur de ce qu’on espérait. Dans ces cas, il y a peut-être aussi la volonté d’être publié pour lire des commentaires de gens qui vont nous épauler…
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D’ailleurs, à quel point les gens te donnent du contexte en t’envoyant leurs textos?
Dans l’espace de soumission, il y a un encart pour décrire le contexte lié au message. Certains ne m’en donnent pas du tout, d’autres m’écrivent de très très très longs textes. Dans tous les cas, je ne les relaie jamais parce que j’aime que les textos puissent être lus indépendamment du contexte dans lequel ils ont été écrits.
À cet effet, je trouve génial le fait que les SMS publiés soient anonymes, ce qui nous empêchent de savoir le genre des personnes qui les ont écrits…
Oh! Ça, c’est vraiment un parti pris pour montrer que les émotions sont humaines avant d’être genrées.
Et est-ce que ton lectorat est genré, lui?
Il est composé à 85% de femmes! J’aimerais bien que les hommes s’y intéressent un peu plus…
Et dis-moi, comment choisis-tu les messages publiés?
J’ai trois critères de sélection. Premièrement, l’accessiblité. Il faut que le message puisse être compréhensible par le plus grand nombre, sans avoir d’éléments sur le contexte, l’émetteur ou le destinataire.
Ensuite, la diversité. Ça me tient à cœur de montrer toutes les sexualités et toutes les différentes manières de s’aimer. D’illustrer que ça va de la séduction à la rupture en passant pas les sextos, et ce, dans tous les tons. Ça peut être mélancolique, drôle, irrévérencieux…
Et le troisième critère est magique. Je ne me l’explique pas trop!
En lisant les deux tomes d’Amours solitaires – dans lesquels tu amalgames brillamment des centaines de messages reçus pour créer l’histoire d’un couple – je me suis tout de suite demandé si c’était difficile de porter la voix d’autant d’amours et d’échecs. Comment te sens-tu quand tu te lances dans le processus d’écriture?
C’est compliqué parce qu’on a envie de respecter chaque parole, de la sublimer sans la dénaturer. Il faut être bien préparée pour travailler avec tous ces textes, mais finalement il y a une universalité du sentiment qui fait qu’on les comprend, même sans les avoir connus, et qu’on arrive à les articuler les uns avec les autres parce qu’ils se répondent, en fait.
Oui, on a vraiment l’impression de lire les mots de deux personnages, pourtant ce sont ceux de centaines d’amants. Comme si tous les amoureux du monde parlaient sans le savoir d’un même souffle. Y aura-t-il un troisième tome?
Non, mais il y a d’autres livres en préparation. J’ai envie de faire autre chose, de travailler sur d’autres sujets, d’écrire moi-même après avoir utilisé les mots des gens… Je suis en réflexion en ce moment!
Pour terminer, y a-t-il un message en particulier où tu t’es dit : celui là, j’aurais aimé le recevoir?
Comme je fais une sélection drastique, tous ceux que je publie sont déjà mes préférés, mais j’avoue qu’il y en a un qui m’a particulièrement marquée : « La beauté c’est le bruit de la lumière sur ton visage. »
Merci pour la tendresse, Morgane Ortin.